#anthologie #22 | Via Medina

Je prends la via Medina, j’ai choisi de passer par là, je veux revoir la via Medina. Elle est plus large que mon souvenir. Ce texte est double car tandis que je marche via Medina, que j’observe la via Medina, je veux me souvenir de ce qu’est cette rue pour moi. C’était mon adresse à Naples. Quatre ou cinq fois par an j’y posais mes valises. L’hôtel a changé de nom, mais sa tour domine toujours le quartier de toute sa hideur. L’entrée est sous un portique gris, typiquement années 70. Je n’avais jamais vu – je ne me souviens pas d’avoir jamais vu – qu’au-dessus de ce préau métallique où nous déposait le car en arrivant, se trouve un autre bâtiment, comme des dominos de fenêtre et de pierres.

Je marche en face, je n’ai peut-être jamais marché en face. Je marche non pas sur le trottoir d’en face, semé d’un champ de deux-roues en stationnement, non pas au bord du trottoir d’en face, longé par des voitures en stationnement, je marche au bord des voitures qui longent le trottoir d’en face, sur l’asphalte où glissent des véhicules moins nombreux que via Armando Diaz ou corso Umberto I. J’ai l’habitude. Marseille est la petite sœur de Naples.1

Quand je regarde l’hôtel, il y a toujours à sa droite la Questura, autre immeuble à l’architecture moderne, fashion fasciste des années 20. La questura, c’est le commissariat. Avant de sortir de l’hôtel à pied, je passais toujours ma troupe en revue. Un sac à la main, une bandoulière trop lâche, un appareil photo mal attaché, je renvoyais poser ça à la chambre Un jour je n’avais pas vu la pochette qu’un client portait à la main, avec une toute petite dragonne. Sur le bord de mer une vespa passa. L’homme s’accrocha et tomba, lâcha assez tôt pour se relever avec peu d’égratignures. Je l’accompagnais porter plainte à la Questura. Il me parla, au-delà des billets en lires et des papiers d’identité, de son humiliation, vous comprenez, c’est un peu comme une femme quand elle se fait violer. J’aurais pu, j’ai failli, je n’ai pas témoigné, à peine ouvert la bouche pour protester, je n’ai pas dit la différence entre l’atteinte au bien et l’atteinte au corps.

Je détourne la tête de la Questura. Je lève le regard sur le bleu délavé du parallèlépipède de mauvais béton, de mauvais revêtement qui résiste au ciel et au temps au-dessus de la via Medina. Quand nous revenions de Capri, en s’approchant sur le bateau, la tour de notre hôtel défigurait Naples, je la comparais à une verrue, une verrue sur le nez des vieux quartiers. À l’époque on commençait à peine à construire le Centro Direzionale.

Le long des voitures garées en bord du trottoir d’en face, je longe une église baroque, dont je connais le nom, c’était mon quartier je vous dis, je n’ai besoin de consulter aucun site, aucune appli, je ne sais plus très bien comment les rues parfois se raccordent les unes aux autres, leur orientation me surprend, mais j’ai su, un jour, sans demander à la réception ni regarder le plan, où était la pharmacie la plus proche. Elle existe toujours, et ça tombe bien ma compagne de voyage a besoin d’un pansement, en passant nous nous y sommes arrêtées, juste avant d’entrer dans la via Medina. Ce jour-là j’y avais acheté une paire de ciseaux à ongles que j’ai gardée longtemps, comme le signe que je n’étais pas tout à fait une étrangère dans cette ville.

L’église, donc, s’appelle la Pietà dei Turchini. L’immeuble d’à côté, avec ses colonnes autour du haut portail, son rez-de-chaussée, son entresol et puis ses trois étages très classiquement rythmés de pilastres couleur café au lait sur une façade crème, n’est qu’un spécimen bourgeois, une immeuble de rapport façon 1900. J’aurais dit, en souvenir, que c’était une institution charitable, mais néanmoins intéressée, une de celles qui élevaient les orphelins en chanteurs d’opéra, ici on les vêtait d’un habit bleu turquoise, la Pietà dei Turchini. Peut-être que ceci a remplacé cela au temps de la dynastie de Savoie. Un peu plus loin une ruelle descend en escalier sur la gauche, encadrée de rouge bourbonien sur des murs fatigués. Au fond elle oblique à droite, de sorte que l’on n’en voie pas le débouché. L’église jaune aux moulures exagérées qui épouse la courbure est un décor parfait. Un panneau nous indique que le théâtre San Bartolomeo n’est plus, que c’était le plus grand de Naples, que Pergolèse y fit ses débuts.

Nous traversons. Nous avons largement dépassé l’hôtel dont la laideur ne peut rien enlever au monde que j’ai refait, plusieurs fois, jusque tard, au bar, au rez-de-chaussée, avec des collègues comme moi de passage, et qu’ils sont devenus des amis. Nous traversons parce que je suis venue pour voir les églises gothiques de Naples, que je n’irai cette fois ni au Gesù Nuovo, ni au musée archéologique, ni même à San Martino. Et là, en contrebas, à hauteur du XIVe siècle, à un niveau à demi enfoui par le sol que je foule aujourd’hui, se trouve l’Incoronata. En travaux, les échafaudages nous privent d’y entrer. Je l’avais visitée, seule, autrefois, en dehors du programme que je devais respecter pour que les clients du groupe voient tout ce pour quoi ils avaient payé, souvent j’ajoutais une visite par ci, une surprise par là, mais l’Incoronata, à côté de l’hôtel, c’était pour moi, comme le café au petit matin, avant que les touristes n’arrivent, avec le chauffeur du car et le patron de l’agence locale, au bar à côté de l’hôtel. Je n’ai pas vu, en passant, s’il était toujours là, ce petit établissement. Je regarderai Streetview.2

Je poursuis la rue Medina et je n’ai plus rien à relever que quelques voitures, des façades pareilles, des échafaudages encore, la ville se refait une beauté, je ne me souvenais pas que la rue était si longue avant de déboucher sur la grande place de la mairie, piazza Municipio, qui mène au château fort, qui mène aux palissades autour des fouilles du château, à la station de métro, plus loin à l’embarcadère, au molo Beverello. Ils ont trouvé ici, comme à Marseille, des épaves de bateaux.

Piazza Municipio, au débouché de via Medina, on est en train d’installer une oeuvre de Pistoletto, la Vénus des chiffonniers : une statue immense et blanche, façon musée d’antiquité, amassant devant elle de vrais bouts de tissu. L’armature qui lui monte jusqu’à hauteur de menton n’est pas encore entièrement recouverte de ces guenilles multicolores. Je me souviens d’avoir découvert cette œuvre en version réduite, au château de Rivoli, à côté de Turin. La retrouver ici, c’est un accomplissement. Je suis revenue via Medina. Je le savais : ce n’est pas pour rien.

1. Marseille fut fondée par des gens de Phocée en 600 avant J.-C. A Naples, les gens de Cumes installèrent dès le VIIIe siècle un premier noyau, sous le nom de Parthénopé. La ville fut refondée de l’autre côté du port à la fin du VIe siècle sous le nom de Neapolis, qui a donné Naples, et que l’on peut traduire par Villeneuve. C’est le damier des vieux quartiers d’aujourd’hui, de piazza Bellini à porta Capuana. La via Medina est fuori mura. Peut-être même la mer s’étendait-elle alors jusque là. Quoiqu’il en soit, Marseille est la petite soeur de Naples, car Naples est capitale, car Naples est monde, car Naples est tout et encore plus, le possible et l’inimaginé.

2. Il y a bien sur Streetview un café Medina Bistrot, devant lequel stationnent des taxis. A l’époque il aurait pu y avoir, assis à l’une des deux tables de la terrasse, sous un parasol blanc, la même silhouette bedonnante en costume bleu nuit ; il n’aurait pas porté son téléphone à l’oreille, mais peut-être une cigarette à ses lèvres.

A propos de Laure Humbel

Site internet : Sur mes tablettes, laurehumbel.fr. Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. Un album pour tout-petits, «Ton Nombril», est paru en octobre 2023 (Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi). Le second volet de ce diptyque sur le thème de l'origine, prévu en juillet 2024, s'intitulera «BigBang».

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