#anthologie #22 | Une rue, pas deux, pas trois, ma rue

C’est une rue de banlieue, banale, entre deux ronds-points, communs, d’une longueur que je ne saurai définir, assez étendue pour accueillir de part et d’autres : quelques pavillons qui ont résisté à la grande marée du béton des années soixante, des bâtiments d’Habitation à Loyer Modéré à taille encore humaine fraichement repeints, fenêtres en pvc à l’avant, petits balcons à l’arrière, un nouveau cimetière, pour soulager celui du vieux village, encombré, un collège, presque moderne et à la façade décorée d’une flèche tendue vers le ciel, un stade pour les footeux et les rugbymans de la castagne, les sauts en longueur et pas que, les courses contre la montre, un gymnase bondé les jours de match de hand ou de basket-ball, et à une extrémité, avant de tourner à droite pour aller vers le petit centre commercial abandonné par des commerçants désargentés, une église, année soixante-deux , ni belle ni moche, avec presque adossé un magnifique pigeonnier en bois comme ciré au brou de noix. Une rue où on y vit, peut-être encore calmement, on n’y joue pour de vrai comme aux jeux olympiques, on y apprend à devenir grand, on y prie le bon dieu avec encore confessionnal le vendredi soir, et où on y repose, pas vraiment en paix, les cris des enfants depuis une école primaire juste à côté rappelant, de septembre à juin, le principe de vie/mort/vie. L’été, la rue s’ennuie, même les pigeons semblent partis en vacances.

Tu ne peux, tu ne pourras jamais l’oublier, même avec ces fichus trous de mémoire qui parsèment ton passé. Cette rue qui t’a vu arriver à l’âge de cinq ans, avec ta famille et d’où tu t’es enfuie treize ans plus tard. Tu cherches en vain cette sensation étrange que tu as dû ressentir comme quand on passe une frontière. Vous veniez du Boulevard de Clichy, le mur de ta chambre de bébé était collé aux loges du Moulin rouge, avec le manège en bas, le bruit incessant de Paris et vous voilà débarqués dans le nouveau quartier d’une vieille ville de banlieue, avec ses rues toute neuves, bitumées, calmes, bordées d’arbrisseaux prometteurs. Heureusement d’autres souvenirs sur ce qui se vivait dans cette rue qui vous a accueillie, sont là : la messe du dimanche à l’église, où il faisait toujours froid, et toi, pimpante, dans des petites robes à fleurs que ta mère cousait, tard le soir. Le bâtiment où vous habitiez, avec cinq entrées, vous le n° 49, cinq étages, vous le quatrième. Le parking, de l’autre côté de la rue, avec si peu de voitures à l’époque qu’il servait de terrain de jeux, tu descendais là avec tes poupées, plus tard ton tourne disque. Tu montais avec ta mère dans sa toute petite Renault 4 CV gris clair qu’elle était fière de conduire, d’avoir osé s’émanciper. Le stade et son gymnase, les épopées pleines de sueur pour décrocher avec ton équipe, une joyeuse bande d’adolescentes endiablées, un titre de championne de handball du département, et aussi les épreuves sport du Bac, surtout le saut en hauteur, imbattable dans ta catégorie, quelle folie de sauter si haut en ciseaux, pour aller où ? Le collège, les garçons à la sortie, premières cigarettes en cachette, le club de poésie avec le professeur de français, son magnétophone à bandes, et ma voix pour le dormeur du val. Et puis… le bâtiment d’en face du tien, du vôtre, de celui de ta famille, avec ton père, ta mère, ton frère… le bâtiment de l’autre côté de la rue, derrière le parking, d’où le malheur est tombé…sur toi, sur ta mère, sur ton frère. Aujourd’hui quand tu reviens dans cette rue, tu ne vas plus jusqu’au N° 49, tu n’entres plus dans l’église, tu passes devant le collège sans le regarder, tu voies du coin de l’œil les jeunes jouer dans le stade avant de t’arrêter, en face, au cimetière. Là où tu as déposé le corps de ta mère. Ta mère n’a jamais aimé le silence. D’où elle est maintenant, tout près du 49 de cette rue de famille un jour abîmée, désunie, on peut y entendre de septembre à juin les cris des enfants turbulents depuis les cours de récréation de l’école d’à côté. L’été, tout est fermé, esseulé, sauf le cimetière et le pigeonnier qui jouxte l’église. Les oiseaux tiennent compagnie aux enfants, pas partis, démunis.

A propos de Eve F.

Rédige des assignations et des conclusions, défend le veuf et l'orpheline, écrit sur le Droit et son envers, la Justice et ses travers, le bien-être et son contraire, les hommes et pas que, le bruit du monde et ses silences, aussi.

6 commentaires à propos de “#anthologie #22 | Une rue, pas deux, pas trois, ma rue”

  1. tu réussis à faire entrer le temps passé dans ce « tu » qui m’a surprise à ma première lecture
    on ressent bien les remuements de la vie quotidienne, au fond rien n’a changé…

    • oui j’ai aimé faire vivre ce tu , ce vous…une distance et une proximité en même temps.. notre langue est si riche pour cacher dans les mots ce qu’on ne veut pas montrer en pleine lumière.. quelle joie ce cycle!

  2. Un quartier qui mêle vie et mort dans un même ensemble composite qui se répond d’une époque à l’autre. A la fin de la lecture je reviens Bd de Clichy d’où la famille est partie et aimerait lire le Bd de Clichy aujourd’hui, le Moulin rouge… Merci Eve pour ce parcours.

  3. …Le Moulin Rouge qui récemment a perdu ses ailes…Belle idée pour une nouvelle!
    pour l’heure F.B nous demande d’aller plus bas encore plus bas… un 14 juillet…
    Merci de ton passage dans  » ma  » rue.

  4. J’aime beaucoup votre texte et cette infinie tristesse qui s’expose dans la seconde partie