Depuis l’ennui des grandes et petites vacances, je l’ai regardée longtemps, la seule rue Miailhes au monde, située à Canet en Roussillon. Ce mot que j’ai encore du mal à écrire sans chanter dans ma tête a-i-l-h-e-s proviendrait de l’occitan mealha; maille, menue monnaie, médaille. C’est probablement le surnom d’un homme pauvre, devenu nom de famille.
Sur les 600 mètres de la rue, j’ai compté 13 ou 14 nids de poules. Au 48, le grand-père a fabriqué son petit pavillon de retraite avec l’aide de son frère, qui vit au 13 ou au 17. C’était dans les années 70. La rue se peuple alors de destinées semblables à la sienne; celles d’hommes d’une même génération, qui reviennent au pays après une vie de travail dans les sous-sols de la capitale, pour y construire un nid où, au repos, personne ne les dérangera, ils ne dérangeront personne. L’été, pendant que la grand-mère cuisine, ses enfants et leurs enfants arpentent la rue chargés de parasols, d’huiles bronzantes et de bouées pour aller à la plage, deux fois, parfois trois fois par jour selon le vent, qui décide si le soir, on va ou non à la pèche. La chaussée claire, grise, cabossée, est bordée de maisons modestes aux murs crépis blancs d’oeuf, dont certaines portent des noms cloutés en arabesque. Elles sont presque toutes identiques — le murier pour l’ombre, le laurier rose pour cacher la rue, les géraniums, les volets, les vasistas, les girouettes, les portails bas en plomb qui couinent, le petit crochet invisible pour les curieux sans imagination, la place pour la poubelle et celle pour garer exactement une petite voiture qu’on rentre à 20h dans le petit garage. La rue sent l’après-soleil et la grillade à midi, accueille les mêmes hommes à vélo jambes arquées bérets impeccables qui vont au pain ou au marché vers 10h, les mêmes femmes permanentées dans leur tunique fleurie (les fameuses ménagères de cinquante ans) qui arrosent vers 18h les plantes et le trottoir, les mêmes chiens qui aboient derrière certaines portes, on s’est déjà écarté.
Je ne sais rien en dire aujourd’hui. Un panneau « voisins vigilants » donne le ton à chaque versant de la rue. Le goudron posé il y a 10 ans est noir et lisse. La rue rénovée est une artère, avec des lignes blanches dessinées en parfaits pointillés pour garer les voitures. Le Covid a su liquider le bonjour, la visite impromptue d’une voisine qui s’ennuie. Un silence nouveau souffle sur les lampadaires flambant neufs, avec la tramontane que personne ne commente. Les hommes sont morts, leurs femmes à l’Ehpad. Les mouettes et les tourterelles, bavardes aux mêmes heures, ont trouvé d’autres observatoires que les fils électriques, disparus, et continuent d’habiter les jardins secs, les rosiers pelés, les muriers malades, les portails en PVC. La rue est sinistre. Bien éclairée, propre. Sinistre.