Mémoire
Rue Crespin du Gast du nom de Camille du Gast une femme plus qu’une femme une exploratrice au destin peu ordinaire qui défiait les frontières de son temps, cantatrice, coureuse automobile, aviatrice, amie des animaux, son souffle flotte dans les recoins.
Bordée par la rue Oberkampf une artère où bat le cœur de Ménilmuche la rue s’élance avec douceur, une mélancolie cachée, elle traverse le passage de Ménilmontant étroit presque secret avec ses petits immeuble aux droites indéfinies avant de se perdre discrète dans la rue des Bluets aux maisons bourgeoises.
Au coin de la rue Oberkampf là où le trottoir s’efface presque sous les enseignes, un magasin d’ habits pour enfants, un dédale de cintres suspendus, de tiroirs clos, de placards aux gonds grinçants. Les robes jupes pantalons à une échelle lilliputienne s’entassaient prêts à jaillir. Juste à côté une laiterie-charcuterie à l’espace si réduit qu’on s’y pressait à trois pas un de plus pour y humer l’odeur rassurante du lait frais et du jambon. On y trouvait aussi une teinturerie minuscule aux effluves d’essence de térébenthine benzine pétrole, qui s’échappaient jusque sur le trottoir persistant sous nos pas. Le marchand de couleurs véritable alchimiste entouré de bocaux de boîtes et de pots renfermant des trésors tout aussi dangereux. A ses côtés le petit cordonnier tout en simplicité le marteau battant ses rythmes, ses colles et ses brosses à reluire.
Un porche le mien marquait une frontière entre ce monde d’artisans et l’épicerie tenue par une famille de parents avec leur fille, vieille fille peut-être, tout au détail au gramme près. Là on trouvait du saucisson à l’ail et des cornichons au vinaigre dont le goût acide réveille encore mes papilles, puis la boulangerie avec ses baguettes dorées croustillantes et une vraie mie répandait son parfum dès l’aurore, dans la vitrine ses pots de roudoudous en coquillage et de mistrals gagnants ces bonbons-hosties remplis d’une poudre acidulée.
Tout le long se dressaient fiers de leur histoire des immeubles en pierre du XIX e siècle de six étages réquisitionnés autrefois par les allemands puis rendus par miracle à leurs habitants.
Le coiffeur autre alchimiste capillaire caché derrière des rideaux tirés, façonnait ses permanentes de ses produits soufrés, un mélange étrange. Le bougnat lui, tenait son café où l’odeur de Suze, Martini Pernod flottait autour des joueurs de bellotte. C’était là que ma mère commandait son anthracite, le meilleur, pour réchauffer nos hivers. Et puis à la fin de la rue un immeuble du style moderniste abritait l’Armée du Salut rappel que la vie ne s’arrêtait pas à la porte des autres.
Sur les trottoirs, dessinées à la craie blanche des marelles.
Les voitures formaient une rampe d’acier de chaque côté de la rue.
C’est de l’autre côté, côté pair qu’au rez des immeubles de la ville il y avait la papeterie qui capturait mon regard d’enfant avec ses vitrines débordant de promesses, avant de passer devant une laverie, cette nécessité du quotidien qui rappelait que la machine à laver était encore rare. Une usine haute imposait ses fenêtres, se dressait sans que je sache si elle travaillait le bois, le métal ou le carton, elle surveillait la rue.
Ainsi la rue se prolongeait en bâtiments aux porches en pierre et bois massif, leurs serrures lourdes ouvrant sur d’autres mondes de cours intérieures. Un garage délabré une carrosserie une ruine qui ne voulait pas s’effondrer marquait la fin de ce parcours, et en un dernier clin d’œil un magasin de jouets à la vitrine hypnotisante fermait la boucle ramenant l’esprit aux rêveries.
La rue Crespin du Gast une simple trace de vie un morceau de mémoire du quartier.
Réel
Il y a cette rue toujours la même, je ne saurais dire pourquoi elle si importante pourquoi y revenir, un rituel, une sensation insaisissable me pousse à faire ce détour à parcourir les trottoirs un côté puis l’autre comme pour m’assurer que tout est toujours là ou pour vérifier que tout a changé.
Arrivée par la rue des Bluets il y a les éclats de voix les rires la musique, le bruit des canettes de bière qui roulent sur les pavés, c’est un bowling maintenant, avant c’était un coiffeur un autre, je l’avais oublié. Au coin du passage de Ménilmontant il y a une petite place pavée et plantée d’un arbre évanouie elle aussi dans les méandres de ma mémoire d’enfant.
La rue simple autrefois est maintenant presque vide les commerces ont tous disparu. L’usine qui dominait a été transformée en restaurant gastronomique un nom qui brille « Le Perchoir » la haut tout en haut avec l’ascenseur une vue sur Paris sans réservation bien-sûr on ne peut pas y entrer, il y a les règles les codes, les vigiles, les « Happy Hours » Les immeubles eux n’ont guère changé, restés les mêmes malgré le temps. Vers l’extrémité de la rue près des lumières de la rue Oberkampf, le garage désaffecté attend, mais il ne reste plus rien de la magie des jouets.
Sur le trottoir opposé à part un restaurant tout est vide. Les arcades ne sont plus que des bureaux désertées de tout commerce plus rien ne se vend ici. En marchant on arrive devant cette plaque, elle dit que là où j’habitais il y a maintenant un « Musée Edith Piaf ». Je n’y suis jamais allée, c’est sur rendez-vous, la prochaine fois sans doute. Au bout de la rue seule l’Armée du Salut pour les messieurs a été restaurée. Rien d’autre.