#anthologie #22 | Mon village-rue

 

 

Il m’est bien difficile de répondre de façon précise à la proposition d’écriture de cet atelier. Évoquer en deux textes une rue. La décrire autrefois et maintenant ne m’est pas possible. J’ai trop déménagé. Je pourrais parler de la rue Blanchot à Dakar en 1958, mais à quoi ressemble-t-elle « présentement »… Toutes les rues auxquelles je pense, dont je me souviens dans leur jus d’autrefois, je ne les connais pas aujourd’hui. Je n’en vois aucune dans les deux temporalités. Aussi, acceptez que je vous décrive un village-rue, mon village-rue. 

 

Lalande

Pâques 1962

15 heures

La rue

 

Prenons la rue telle que je l’ai découverte en 1962, à bicyclette, dans le sens Valence d’Agen – Cahors. À son début une route qui part à droite gravit un coteau en passant devant une ferme ; le panneau indique Le Groulet…. Tout en haut, une tour cylindrique en vieilles pierres. Pour l’instant à droite des champs, mais bientôt en face l’école, de pierre et brique rose, modeste avec son fronton « Liberté Égalité Fraternité ». La jouxte une maison basse, logement de fonction peut-être. Pourquoi cette précision ? Elle n’a pas sa place ici. Ce n’est que plus tard que j’ai su qu’elle était le logement de l’institutrice. Ai-je remarqué tous ces détails la première fois que j’ai empruntée cette rue ? Sans doute les ai-je vus comme des indications du chemin à prendre. « Tu dépasses le panneau Lalande, tu laisses sur ta droite la route du Groulet, tu passes devant l’école, au bout de la rue, à main droite une route, tu la prends. Très vite une boulangerie et juste après un portail en bois vert : c’est là. » Donc je n’ai pas vu grand-chose à mon premier passage. J’étais surtout préoccupée de trouver mon chemin et vaguement inquiète de l’accueil de la famille G., au sein de laquelle j’étais invitée à « jouer » avec leurs enfants. Joue-t-on encore à l’âge de 13 ans ? On danse le twist dans un vieux chai, on se fait tirer en vélo dans les cotes par le garçon qui vous plaît, on lui donne la main sous un exemplaire de Spirou. 

Donc cette rue, je l’ai bien connue entre 1962 et 1965.

 

Activités : agriculture, notamment vigne. Fermes à l’ancienne, des étables, écuries, poulaillers, porcheries, des hangars à tabac…  Une petite usine de cageots, claies…

Les commerces : un café restaurant, une épicerie-coiffeur (la femme au comptoir, le mari aux ciseaux), une boulangerie déjà citée. 

Une école primaire.

Les places : pas vraiment matérialisées mais des espaces dégagés. Une devant le cimetière qui en entoure l’église (très jolie petite église romane), pour jouer à la pétanque, une autre un peu plus loin qui accueillait la fête du village, à l’ombre des peupliers.

Les cours d’eau : La Barguelonne ou plutôt un de ses bras, La Méjanne, dont depuis la rue, on voyait un pont. Elle alimentait un moulin à eau qui n’était plus en service, mais dont les mécanismes étaient encore en place. Un formidable terrain de jeux.

Une pompe publique qui donne de l’eau.

Des connaissances nombreuses.

Pas de trottoirs, pas de rond-point, peu de voitures, mais des véhicules agricoles, pas de bacs à fleurs, aucune plantation le long de la rue.

 

Lalande

Pâques 2024

15 heures

La rue

 

Je vois cette rue tous les jours, je l’emprunte à pied pour aller chez mon amie M., pour rendre visite aux morts de la famille au cimetière, ou pour marcher tout simplement sur le chemin piétonnier. Je la prends aussi plusieurs fois par semaine, en voiture, pour me rendre au bourg.

Elle a beaucoup changé.

Activités : plus de ferme, des terres cultivées néanmoins, plus de vigne mais des céréales. L’usine de cageots existe toujours.

Commerce : seule la boulangerie demeure.

L’école primaire s’est agrandie d’un jardin d’enfants

Les places : elles sont devenues des parkings. On ne peut plus y jouer à la pétanque il n’y a plus de fête au village. L’église a été restaurée ; une vraie réussite

Les cours d’eau : La Méjane a été comblée. Le mécanisme du moulin à eau démonté. Le bâtiment qui l’hébergeait est une salle communale dans laquelle je n’ai pas mis les pieds préférant mes souvenirs.

J’ai toujours dans cette rue des amis d’adolescence, de ceux avec lesquels je sillonnais le pays en tous sens. M. et E. L., G. M. On se réunis l’hiver, les uns chez les autres, autour de repas roboratifs

Il y a des trottoirs, un rond-point, un chemin piétonnier, des passages protégés, un ralentisseur, beaucoup de voitures, moins de véhicules agricoles, de stupides bacs à fleurs, des plantations le long de la rue. La pompe est toujours là, toute pimpante dans sa peinture neuve, elle ne donne plus d’eau. La chaussée est montée à force de recevoir de nouvelles couches de goudron, ce qui pose des problèmes à l’écoulement des eaux d’orage. 

 

La dernière maison de la rue, c’est la nôtre, celle-là même que j’ai découverte en 1962. La première chose que je vois quand j’ouvre mes volets, c’est cette tour de pierre que j’avais remarquée en 1962. C’est un ancien moulin à vent, vigile éternel de notre maison. Car j’ai épousé le garçon qui, en vélo, me tirait dans les côtes. Nous sommes mariés depuis cinquante-quatre ans.

 

Une dernière chose importante : l’odeur de l’air, un peu frais, un peu mouillé au moment de Pâques, est pour moi la sensation qui relie les temps anciens et les temps nouveaux de Lalande.

 

A propos de Emilie Kah

Après un parcours riche et dense, je jouis de ma retraite dans une propriété familiale non loin de Moissac (82). Mon compagnonnage avec la lecture et l’écriture est ancien. J’anime des ateliers d’écriture (Elisabeth Bing). Je pratique la lecture à voix haute, je chante aussi accompagnée par mon orgue de barbarie. Je suis auteur de neuf livres, tous à compte d’éditeur : un livre sur les paysages et la gastronomie du Lot et Garonne, six romans, un recueil de nouvelles érotiques, un récit hommage aux combattants d’Indochine.

4 commentaires à propos de “#anthologie #22 | Mon village-rue”

  1. Ce que j’aime le plus, c’est ce que tous ces changements disent de l’évolution du monde, sans que tu n’aies besoin de le dire. Il en ressort parfois une douce nostalgie, un mince sourire mi amusé mi triste, et, en filigrane, l’épaisseur d’une vie. Merci 🙂

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