#anthologie #22 | Marseille, rue de la République

Souvenir lointain, fin années 1990 – début années 2000

Se dressant vers le ciel, la rue de la République est une forêt d’antennes paraboliques, sorte de tournesols en plastique grise à la recherche du soleil et des ondes d’un enracinement brisé, forêt parabolique qui se densifie en redescendant vers la place de la Joliette, là où les immeubles deviennent de plus en plus sombres et à l’abandon et l’immigration et les classes populaires se densifient, là où on s’approche du Nord de la ville et des ses quartiers ouvriers et populaires, là où il arrive d’entendre la musique dans la rue et les usines continuent à fermer dans le démantèlement général du port et le chômage prend pied, aussi à la rue de la République. Enchevêtrement de classes sociales différentes, d’âges différents, la rue de la République est un entremêle de toutes les nationalités possibles et de leurs descendances, de boutiques les plus diversifiées, è la strada delle mesticherie e delle mercerie e le mesticherie e le mercerie sono il segno che la città è viva e vive con il suo popolo, il y a avait à la rue de la République un magasin de jeans, seulement de jeans, où les jeans sont posés à même le sol, un magasin de cafetières de toutes sortes, plusieurs magasins militaires et de la marine militaires, il y avait à la rue de la République des magasins de casseroles et plusieurs kebabs, quelques pizzeria, plusieurs restaurants historiques de Marseille… Et quand je suis arrivée à Marseille, je suis arrivée au Port, à quelques mètres de là et la rue de la République est devenue la rue de tous mes jours et je m’ébahie à regarder les sonnettes des vieux bâtiments impériaux, je passe le temps à contempler ces sonnettes et à voir l’entrelacement de la ville et par là l’enchevêtrement de la France par ces noms de famille, je traverse la rue de la République tous le matin tôt pour aller prendre le bus avec Sylvie à la rue Colbert destination la Belle de Mai, je dîne souvent à la rue de la République chez Sylvie et François dans leur appartement immense pour cette famille de quatre enfants où chacun a sa chambre dans ces vastes pièces haussmanniennes et puis c’est le siège. Le siège de la rue de la République à Marseille.

Mairie Gaudin. Projet Euro-méditerrané. Le siège est immense et comme toute guerre dure plusieurs années et se fait par étapes successives, par des coups de fils et des expulsions de masse, expulsions de petits vieux et expulsions de familles, l’association Un centre ville pour tous essaye de résister, d’insuffler de la résistance dans des gens extenués par le bruits des marteaux piqueurs, par la poussière, par les menaces… Lavori in corso, sempre in corso, eternamente in corso. Ma che fanno ? Perché tutta questa lentezza ? Scompiglio.2002, 2003, 2004, 2005 et ainsi de suite. Travaux. Travaux de la fibre optique. Travaux du tram. Siège des kebabs, petits bistrots, magasins et bazars, du Marseille populaire ancré au Port, siège des classes populaires étranglée par la poussière. Attaque à la République.

1 er octobre 2010 la famille Chuang, fondatrice du restaurant cambodgien Heng Heng au 65, rue de la République à Marseille est sortie manu militari par la police française. Effroi.

Souvenir récents, début des années 2020

Les bâtiments sont restaurés, ils campent maintenant dans leur blancheur, la rue de la République est devenue à nouveau haussmannienne, la rue de la pre-République dans sa splendeur impériale et la rue de la post-République maintenant que les fonds d’investissement américain ont remodelé l’artère, c’est Zara, H&M, Gifi, Grande Récré, King Jouet, Naturalia, Monoprix et des grands restaurants avec des grandes salles, un restaurant Brésilien, un restaurant italien, Starbuks…  qui ont pris la places des merceries et des caféteries dans la ville où même la mercerie du cours Saint Louis est devenue un restaurant qui s’appelle de manière macabre la Mercerie. Il n’y plus de sonnettes à la rue de la République, il n’y a plus de patronymes à la rue de la République, le digicode a pris la place des noms substitués par des chiffres.  Il a fallu des années, et après la désertion les gens ont oublié le siège ou ne l’ont jamais connu et maintenant la rue de la République a repris sa vie, resplendissante, insouciante.  

A propos de Anna Proto Pisani

Passionnée par la création et l’écriture, j'ai publié des textes et des articles sur différentes revues et les ouvrages collectifs sur la littérature postcoloniale Les littératures de la Corne de l’Afrique, Karthala, 2016 et Paroles d’écrivains, L’Harmattan, 2014. J'ai créé et fait partie du collectif des traductrices de Princesa, le livre de Fernanda Farìas de Albuquerque et Maurizio Iannelli (Héliotropismes, 2021). Je vis tous les jours sur la frontière entre la langue italienne et la langue française, un espace qui est devenu aussi ma langue d’écriture.