#anthologie #22 | ma montée Saint-Eutrope

C’est un souvenir de rue en pente. Un ancien souvenir en pente. Au milieu de cette longue rue en pente se trouvait mon école. Une école sans nom, c’était l’école annexe. Elle était disposée tout à côté de l’École Normale où étaient formés les instituteurs et les institutrices. Nos maîtres et nos maîtresses étaient bien réels mais souvent, les apprenti-e-s maitr-ess-es traversaient la cour pour venir mettre en pratique leur enseignement devant de vrais enfants. Je me suis longtemps dis que notre école n’avait pas de nom parce qu’elle n’était pas une vraie école. Peut-être n’étions-nous pas de vrais enfants.
J’habitais avec mes parents, mes frères et sœurs, à près de deux kilomètres de là. Comme il n’y avait pas de cantine (sûrement parce que c’était une fausse école), je devais faire le trajet quatre fois par jour. Mon père m’y amenait avec la Simca ou le Solex le matin et, souvent, l’après-midi. Le plus clair des cinq ans qu’a duré mon école primaire, je revenais de l’école à pied à midi et en fin de journée. J’ai parcouru plus souvent la descente Saint-Eutrope que la montée.
La descente jusqu’à la place Bellegarde était forcément un instant libératoire. La plupart de mes copains (il n’y avait que des garçons dans cette fausse école), descendaient aussi vers la ville. Le temps de cette descente était de liberté pure. La seule contrainte que nous avions était de rester sur le trottoir parce que les voitures filaient un peu vite. Comme tous les enfants, nous étions des êtres d’extérieurs et les retrouvailles avec notre espace naturel étaient fêtées chaque fois que nous sortions de l’école.
De l’école jusqu’au bas de la montée Saint-Eutrope, nous longions de larges grilles derrière lesquelles nous n’avons jamais su ce qu’il se passait. À dire vrai, nous n’avons pas cherché à savoir, trop pressés de quitter le lieu, aspirés par la ville qui nous attendait en bas de la pente. Derrière les grilles, une épaisse haie nous bouchait la vue. Je me souviens d’une statue et d’un imposant bâtiment sans nom. Nous étions dans un endroit où les choses n’avaient pas de nom.

En regardant le panneau bleu qui donne le nom de la voie en bas de la rue en pente, j’ai lu « avenue Jules Isaac ». La montée Saint-Eutrope était devenue l’avenue Jules Isaac, à moins qu’elle le soit déjà du temps de mon enfance sans que je le sache. La montée n’était pas très longue, bien moins que dans mes anciens souvenirs. J’ai bien réfléchi et n’ai trouvé aucune raison qui aurait mené à ce que cette longue montée soit raccourcie. J’en ai conclu que c’était ma vision des choses qui avait raccourci. 
L’école avait un nom, Jules Isaac aussi. Une vraie école. De vrais enfants en sortaient, j’ai bien vérifié. Je n’ai pas retrouvé l’expression libératoire des enfants à la sortie de l’école mais je ne suis pas sûr que les adultes soient doués pour voir ce genre de choses. Et puis, ma vision avait raccourci. J’ai cherché si j’y étais, dans ces enfants qui sortaient de l’école, mais je ne me suis pas trouvé. Peut-être sous les traits d’une petite fille rêveuse. En plus d’avoir un nom, l’école était mixte à présent. Il y avait certainement une cantine.
Je me souviens avoir consulté un ancien plan de la ville sur internet. J’ai appris que, bien avant que je sois écolier, la montée Saint-Eutrope s’appelait la route de Grenoble. J’ai aussi appris que le grand bâtiment derrière les grilles et la haie a longtemps été un hôpital psychiatrique. Bien avant que je sois écolier. On l’appelait l’« Hospice des Insensés ». Dans un endroit où les choses n’avaient pas de nom, j’ai trouvé que celui-ci était particulièrement évocateur.

Quand je serai un vieil homme, je dirai que le monde est insensé. Je dirai aussi que c’est pour ça qu’on a oublié les noms des choses.

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

3 commentaires à propos de “#anthologie #22 | ma montée Saint-Eutrope”

  1. … ce qui n’a pas de nom et ce qu’on ne nomme pas…merci aussi pour ce lien des enfants avec l’extérieur, en contraste avec l’école qui enferme.
    Si le monde est insensé, trouvons lui un sens pour.. le sauver!
    Merci !

  2. bien sûr qu’on n’a pas la même vision des distances et des choses, le temps allonge ou ramasse, étire ou raccourcit, voire supprime
    va savoir…
    et tu fais partie toi aussi de ce monde insensé !!

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