La rue porte le nom d’un ancien négociant en vins et alcools, conseiller municipal, maire, conseiller général, président du conseil général et sénateur, natif de la commune. Cette rue commence avant le passage à niveau dont elle longe la voie ferrée d’un côté, un restaurant chinois de l’autre séparé du passage par un terre-plein où la municipalité a installé un bac à fleurs et la silhouette peinte en bleu d’un cheval à bascule. Ensuite c’est un local technique, bâtiment bas et carré, construit sur le modèle d’école des années soixante-dix, sans étage mais avec un parking. Après lui et des deux côtés, le trottoir n’est pas toujours stabilisé.
Des maisons avec jardins, des haies plus ou moins taillées, des murets bas ou au contraire masquant l’habitation derrière, des grilles, hortensias et balcons, portes d’entrées en haut d’un escalier de trois marches sous une marquise, plusieurs maisons du même type, construites la même année, inspirées du même plan, un couloir central transversal coupe le bâti en deux, de l’entrée à la porte vers le jardin, et dessert une cuisine d’un côté et une salle à manger de l’autre, et à l’étage les chambres, deux, avec chacune un œil de bœuf en guise de fenêtre.
Une suite de six garages surmontés d’un appartement. Des jardins avec grillages, des volets, une entrée comme une véranda remplie de cactus, une maison à parement de carrelage, un mur blanc d’où dépasse un érable pourpre, un jardin campagnard qui n’est pas d’agrément avec un chemin de graviers qui donne accès aux emplacements carrés dédiés aux fraises, aux framboisiers et aux salades, et tout au fond le poulailler. Une maison pimpante courte sur pattes, saturée de géraniums rouges dont une potée a été placée dans le panier d’un âne de ciment. Une bâtisse plus large dont l’entrée en vitrine est surmontée d’un slogan sur panonceau rose bonbon qui propose l’accompagnement et le maintien à domicile de « nos anciens ».
Une grille recouverte d’une vigne, et derrière elle un camping-car sans roues le long d’une maison en pierres roses du coin. Une haie bien taillée. Une grille neuve sécurisée devant une balançoire. La voie ferrée encore. Et des maisons, et des maisons, selon le même principe, jusqu’au « parcours santé », espace boisé équipé d’un chemin ou trouver, selon un plan numéroté affiché sur un panneau entre deux arbres, des bancs, des barres parallèles (1), une corde à nœuds (2) et un pont de singe (3) réservé aux moins de six ans. La rue continue vers la bretelle qui emmène sur la voie rapide mais ne porte plus son nom.
Cette rue, c’est toutes les rues que j’ai pu connaître, calquée sur celle de ma petite enfance, maisons les unes à la suite des autres, séparées par un sas d’herbe ou d’arbustes, et essayant d’avoir chacune leur particularité avec telle ou telle jardinière, telle ou telle couleur de volet, un numéro en italique vissé ou peint, ou une boîte aux lettres plus ou moins accordée à ce que les habitants veulent montrer d’eux. Des rues de locataires et de propriétaires, locataires jeunes et propriétaires d’âges médians ou retraités, attentifs à la propreté du jardin, ou reconnaissables à la poussette et aux jouets d’extérieur qui prennent la rosée du matin. Ceux qu’à la télé, ou à la radio, on dit habitants de « nos territoires » ou de « nos régions », et l’emploi du possessif ressemble à du scotch sur un parement de plâtre descellé tant le kilomètre zéro du parvis de Notre-Dame est inscrit au profond des cerveaux – hier, sur les chaînes d’info en continu, les rues de Paris étaient parcourues, célébrées, parce que la flamme olympique y passait, ce qui n’a pas donné le même « en direct » intense avec envoyé spécial jovial dans mes rues – , le nos de « nos territoires » n’est pas à nous, mais à eux dont on se demande pourquoi ils ne prennent pas leur vélo pour faire les cinquante kilomètres qui les séparent de leur travail les jours de gel, et pour qui votent-ils ? on parle d’eux, navré pour eux de leur manque de jugeote de ne pas avoir choisi de vivre en ville, c’est-à-dire à Paris, ou au moins dans une ville qui tente de lui ressembler, Bordeaux, Toulouse, Lille – même si ces villes leur donne une existence un peu étrange, mystérieuse, comment peut-on vivre en province, et fait penser à la phrase de je ne sais plus quelle aristocrate anglaise, « quel grand malheur de naître à l’étranger ».
Mes rues sont périphériques. Pas du premier cercle, cette périphérie ou banlieue qui fait peur, toujours prête à flamber, mais la périphérie lointaine, hors du cercle élargi qui reproduit la forme des galaxies. Mes rues ne vivent pas en arrondissements, et pas en agglomérations, car si elles s’agglomèrent c’est au vide. Il ne se passe rien dans ces rues, rien de capital qui fasse capitale.
Si mes rues étaient des corps, ce serait des tendons, des vaisseaux sanguins, des globules, des virus. Pas des surfaces de peaux, pas de membres extérieurs, ni doigts, ni cheveux, pas de visages avec regards, et il faut habiter près d’elles, dans elles ou avec elles pour que sous l’apparence docile on voit la ténacité, la rudesse, l’amabilité, l’indifférence, la volonté de ne pas nuire comme de ne pas se faire avoir, et l’orgueil. La femme avec son chien qu’elle attachait dehors chaque matin de neuf heures à dix heures pendant qu’elle allait faire ses courses, parce que, elle l’expliquait, ce chien enfermé dans la maison éventrait ses fauteuils, et elle espérait que ça ne nous gêne pas trop, ses hurlements. L’ancien cheminot qui nous donnait de sa rhubarbe et sa recette de tarte et qui faillit prendre une branche du liquidambar sur la tête un jour de vent. Le passant de quatre-vingt-quinze ans, me voyant m’acharner sur les pissenlits, et me disant « à la fin, vous savez, c’est eux qui gagneront ». L’ancienne infirmière vivant dans la maison de sa mère décédée et n’ayant pas d’enfant, frôlant le malaise à chaque tonte qu’elle avait la fierté de faire seule. L’électricien partant tôt le matin et rentrant tard le soir dont on ne voyait qu’un jean et un blouson à poches. L’artiste peintre discret, riche d’une maison discrète décorée de sculptures africaines, un bassin japonais avec fontaine sur sa terrasse, doté d’un atelier offert gratuitement par la mairie dans les anciennes écuries réhabilitées pour la culture. Le chef d’entreprise qui nous louait sa maison, parce qu’il en avait une autre ici, une autre là, plusieurs appartements et « quelque chose », qu’il appelait aussi un « pied-à-terre » en Normandie. Le maire, également proviseur, qui racontait qu’un de ses collèges dans les années quatre-vingt venait travailler à cheval et exigeait que l’éducation nationale mettre à sa disposition un ballot de foin pour nourrir sa monture, en s’appuyant sur un décret de 1870 qui n’avait jamais été abrogé. La seule doctoresse des environs, connaissant tout le monde, jeunes ou moins jeunes, vieillards, enfants, ne chômant pas, sursaturée de rendez-vous, et dont la salle d’attente consistait en six chaises mal rempaillées et un tabouret surmonté de vieux numéros de Gala.
L’obligation d’y être, d’y vivre, et comme dirait ma mère « ça s’est fait comme ça s’est fait ». J’ai écrit dans ces rues, j’ai écris avec les libellules géantes transportées à l’arrière de camion en route vers le Nord qu’on appelle des éoliennes, avec la carrière à ciel ouvert, de craie et de briques roses, et plus haut la tache blanche et ronde comme une perle de la chapelle de Ronchamp au milieu du vert ardoise, j’ai écrit avec les sculptures de Sonja, son visage concentré sur le feu d’artifice quand elle soudait, j’ai écris avec les plaques de verglas luisantes devant l’école, avec les pelles à neige communes à tous, et une variété de tulipes des champs en voie de raréfaction, avec l’hiver si long, le printemps durant le temps d’un battement, l’été de plomb, et le rouge de l’automne humide avant l’assommoir de l’hiver si long, et je peux écrire aujourd’hui que les souvenirs de ma rue sont identiques aux souvenirs de toutes mes rues qui se ressemblent (sauf la dernière : je n’habite plus ma rue, ni mes rues maintenant, je suis posée, comme sur une assiette de porcelaine qui ne m’appartient pas, mais ça ne change que les apparences, quand on habite mes rues on ne déménage pas).
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