Ils sont trois, trois immeubles en briques rouges face au RER de part et d’autre de la rue qui enjambe la voie en direction de l’autoroute, de l’autre côté, une rampe descend vers le pont qui enjambe la Marne. Ils sont trois dont deux dégoulinent le long de cette rampe, et là depuis toujours, du moins depuis qu’ils se sont installés ici en 1958. Ce sont les dinosaures du quartier, tout le reste a été rasé par les promoteurs qui ont fait pousser à la place des petits immeubles vieillots à deux ou trois étages, des monstres gratteurs de ciel, à leur racine, les boutiques plus vastes, plus modernes et plus classieuses qu’autrefois. Ce retournement a eu lieu entre leur mort et aujourd’hui, en un clin d’œil, 20 ans où elle n’ a plus mis les pieds ici. En bas de leur immeuble en briques rouges, il y a toujours une petite supérette, et les légumes en vrac dans des présentoirs extérieurs, ce n’est plus la coop où on n’allait jamais parce que c’était dégueulasse selon lui, mais ça y ressemble, de l’autre coté de leur entrée, il y a toujours une agence de voyage, peut-être la même, peut-être pas, jamais mis les pieds non plus. Eux faisaient le gros de leur course au marché au bout de la rue sur la place de L’école et au Viniprix, il n’y a plus de Viniprix, il était jouxté par un Nicolas dans la vitrine duquel un pantin s’envoyait des verres de rouge à longueur d’année, il n’y a plus de Nicolas. Au pied de chez eux, après la Coop, la pharmacie Maury, on a connu le père Maury aux joues couperosées et à la voix suave qui offrait volontiers un paquet de bonbons au miel ou des boules de gomme, puis sa fille l’a remplacé, maintenant toujours une pharmacie mais plus de Maury, il habitait au-dessus de la boutique et de nos fenêtres, j’apercevais leur jardin très fleuri toujours désert, dans sa vitrine le bonhomme Gibaut a longtemps tourné sur lui-même pour exhiber son bandage herniaire. Plus aucun souvenir de la boulangerie où il exigeait qu’on achète la baguette moulée s’il vous plait madame dont les gâteaux étaient dispendieux en crème au beurre alors que Rajalu à 300 mètres proposait des pâtisseries bien plus fines, le fromager s’appelait Sainte Suzanne, comme un signe amical au prénom de ma mère, la charcuterie était tenue par Madame Baulard sans blague et sans e, adepte des gros traits d’eye liner sur fond de teint mordoré et appétissante comme sa choucroute que sa coiffure oxygénée imitait, juste à côté la chevaline devanture en mosaïque rouge, tête de cheval pour enseigne et la bouchère, r une petite brune sans âge et replète dont la voix un peu nasillarde aiguisait je ne saurai dire pourquoi mon appétit, le magasin le plus proche après Maury était tenue par Marguerite, la crémière qui avait encore une tireuse à lait sous sa caisse, dont onj’observait les remous dans un gros cylindre de verre durant ses interminables bavardages , un jour je lui ai barboté un paquet de chewing-gum Hollywood à la chlorophyle et ai éprouvé une grande honte de ce premier larcin, son échoppe étroite et longue comme un couloir proposait des conserves qu’une pince au bout d’un grand manche allait débusquer dans les hauteurs, de la crèmerie comme l’indiquait l’enseigne, des guirlandes de biscuits BN, du jambon à la coupe, on pouvait presque tout acheter chez Marguerite, commerçante à l’ancienne, commère redoutable qui malmenait ses aides, sous les yeux indifférent d’une clientèle faisant la queue jusque sur le trottoir avant de déserter définitivement sa boutique au profit du tout nouveau centre commercial Créteil Soleil. les jambes de Marguerite ont gonflé au fil du temps, au-dessus de bandages bien serrés, la chair était violette et ulcérée, elle trainait dans son échoppe vide comme une âme en peine, va prendre du beurre chez Marguerite la pauvre me disait ma mère qui se gardait bien d’y aller elle-même afin d’éviter ses litanies sur la mort du petit commerce. Voilà bien longtemps que son échoppe est devenue une agence immobilière, et Marguerite qui était la terreur du quartier doit être morte depuis longtemps.