I / Le chemin de ronde
Il n’avait pas encore de nom, on disait, « le p’tit chemin » ; chez les bourgeois férus d’histoire, c’était le « chemin de ronde ». Il faisait le tour du village, comme sur un rempart, ou plutôt au pied d’un rempart, transition entre le domaine habité et la campagne aux trois « étages », prés et champs au rez-de-chaussée, quelques vergers grillagés dénommés « clos » portant le nom de leur propriétaire, vignes sur les coteaux autant de terroirs que de vallons, forêts coiffant le plateau. Au-delà… le regard, en ce temps, ne portait guère plus loin, seules des routes…
Le chemin cernait le village tel un nœud coulant, ou plutôt comme une cravate d’où, s’échappait, seule, la rivière. Il était parcouru par des hommes à pied, des troupeaux, des charrettes tirées par des chevaux, qui en marquaient le profil : deux ornières creusées par les grandes roues de bois cerclées de fer, encadrant la voie creusée à peine par les sabots des gens et des percherons. Il n’était pas pratique aux voitures qui lui préféraient les voies goudronnées. Côté village, de hauts murs de pierre coiffés de laves (appellation locale des plaques de calcaire), disposées soit en tables emboîtées sur une amorce de gouttière, soit appareillées en toiture à deux pans ; propriétés bourgeoises cachées aux regards, dont on distingue parfois la toiture à ses hautes cheminées.
Des ruelles aux noms d’usage montent vers le chemin de ronde ; elles sont bordées de murs des deux côtés, donnent accès aux fermes, et, plus bas, à la grand’rue du village. C’est par ces ruelles que montent troupeaux et attelages vers les prés, les labours, le vignoble. Ce dernier se travaille à la main, quelques chevaux, le sécateur et la binette dite »raclotte » en assurent la survie ; dans les années 50, le champagne de l’Aube n’est guère apprécié.
Chemin frontière, ouverte vers les lieux de travail ou de promenade.
Chemin d’apprentissage où se risquent les premières bicyclettes avec ou sans stabilisateurs. Sur cette terre battue et ses graviers blancs, j’ai petit à petit maîtrisé l’équilibre difficile du deux-roues, mes genoux en porteront la marque rouge toute ma vie.
Chemin des rencontres entre enfants qui l’empruntent pour se rendre à l’école, aller chercher du lait à la traite du soir, mais aussi pour gagner au plus court les collines et forêts où tout est à découvrir, petites bandes cherchant l’aventure, plus tard, adolescents se donnant rendez-vous discrets sur les placettes qui le bordent ici et là.
II / La rue des vaucelles °
Aujourd’hui, le chemin s’appelle « des vaucelles », il est s’est urbanisé, devenu « rue », bordé de maisons là où commençaient les champs, toutes numérotées de façon métrique pour faciliter le travail du facteur, des pompiers, du médecin ; il ne constitue plus une frontière. La rue des vaucelles est devenue voie de communication rapide, au revêtement bitumé, parcourue en permanence par les fourgons, tracteurs-enjambeurs des vignerons qui sont désormais – boom du champagne explique – les forces vives du village. Il fallait accompagner l’évolution économique, démographique et sociale d’un village surpris par l’accélération du temps. Des maisons pour les familles encouragées par les lois natalistes, des hangars pour abriter le matériel et les chais des viticulteurs, des voies pratiques pour les camions des fournisseurs et des clients, des ouvertures accueillantes pour une clientèle et des travailleurs en voitures de plus en plus grosses… La transition s’est produite à la fin des années 60, il fallait du terrain, le chemin s’est élargi, a perdu son côté frontière, bitumé, enfermé entre les hauts murs du passé, où des ouvertures ont été ménagées au fil des rachats de maisons bourgeoises par les vignerons enrichis, et un espace sans âme, gagné sur les champs, occupé par des maisons de toutes sortes, des lotissements, des bâtiments fonctionnels immenses où s’élabore l’or pétillant pour repas fins.
Le village vit, il vit bien, son expansion a repoussé les frontières campagnardes de son cadastre au-delà d’un nouveau périmètre créateur de richesses. Le chemin de mon enfance a perdu de son charme, je ne m’y promène plus, j’ai peur des moteurs et du vacarme, mais devant un verre de champagne, qui s’en plaindrait ?
° vaucelle = petit vallon (lat.vallicula