Je vois des gens marcher dans la rue comme si de rien n’était. J’aurais presque envie de les arrêter pour leur dire que cette rue est celle de mon enfance, et que s’ils le voulaient, je pourrais leur conter l’histoire de ce lieu, et faire la description de tous les commerces qui occupaient les pas-de-porte de cet alors. Je me souviens de presque tout. Dans la réalité de mon passage par cette rue — le mot passage n’est pas le bon car j’y viens volontairement, et cette rue ne m’emmène nulle part puisque je l’arpente juste pour voir si tout va bien, je la monte et fais demi-tour en haut, passant juste sur le trottoir opposé. Dans cette sorte de traversée de la rue, je me remémore les commerces qui existaient soixante ans en arrière, les personnes qui vivaient dans des maisons, où j’étais entrée, et je ne sais plus à quel temps grammatical je me retrouve, si je parle dans un présent d’irréalité ou si je ne devrais pas employer que l’imparfait ou un passé simple de circonstance. C’est la seule rue de ma ville que j’emprunte, non pour aller d’un endroit à un autre, ou pour aller dans un commerce ou une habitation ( je ne connais plus personne ici), mais pourrait-on employer ce mot, comme un lieu de pèlerinage. Je monte sur le côté pair depuis l’angle de la rue du Chambon ( je sais très bien qu’elle ne porte plus ce nom mais je conserve l’appellation de l’enfance) jusqu’à la jonction avec la rue de la Charité que je ne traverse pas, car il est hors de question de longer l’espace de l’ancien hôpital — il y a des choses que l’on peut faire et d’autres qui outrepassent nos forces. Je traverse alors ma rue pour rejoindre le trottoir impair, mais il faudrait fermer les yeux car le haut de cette parcelle n’a rien à voir avec ce qui existait, étant donné que les maisons ont été détruites à partir du numéro 27 et que des immeubles neufs ont pris le pouvoir sur le lieu. Il faut faire un effort mental pour positionner les commerces d’avant: le marchand de vin, le magasin de presse ( et de bonbons), la boulangerie, le petit café, les pompes funèbres, et sans doute ce que ma mémoire n’a pas retenu. Aujourd’hui, ce sont des entrées d’immeubles sans commerce au rez-de-chaussée, mais juste un poste de police de quartier, et l’entrée d’une cour servant de parking. Mentalement, il m’est beaucoup plus difficile de me représenter la construction de l’espace contemporain que de revoir celui de l’enfance. Je longe en redescendant les maisons retapées, ralentit devant la « mienne », que j’ai bien regardée lorsque j’étais sur le trottoir opposé, consulte les noms des occupants sur les boîtes aux lettres, au cas où un des trois appartements se libérerait, et que, peut-être, je pourrais aller visiter les lieux sous prétexte d’une location hypothétique, et je m’imagine entrer dans l’immeuble et grimper à nouveau les trois étages. Je poursuis mon chemin, notant que le restaurant juste à côté de mon allée a encore changé de nom, et que des réparations sont en cours. Je continue jusqu’à la maison en avancée sur la rue, ne permettant qu’un passage piéton rétréci, et je jette le coup d’œil rituel sur les deux vitrines où résident quelques figurines et petites voitures d’un autre temps: c’est une sorte de pub, jamais ouvert aux heures de mon passage. Je rejoins le renfoncement où se trouve l’immeuble de mon amie d’enfance, je consulte l’interphone, où son nom ne figure plus depuis des années, me remémore les odeurs fortes de pressing qui s’échappaient, puis pressant le pas je retrouve les rues du centre-ville où je reviens dans un présent, plus que présent, avec les bruits et les odeurs d’un maintenant bien réel.
C’est du numéro 1 au 23 que sont ancrés les plus anciens souvenirs. Cette portion de rue empruntée chaque jour. Ce trottoir impair toujours privilégié, sans que je sache pourquoi, ces coups d’œil lancés dans les vitrines, ces marques sur le trottoir sur lesquels il ne fallait pas poser le pied, sous peine de …catastrophe à venir, les commerces où on entrait et ceux où on n’allait pas, selon une logique familiale jamais remise en cause
au numéro 1 : il y avait une épicerie Casino, mais ma mère n’y allait pas; elle préférait les Nouvelles-Galeries plus loin, dans l’artère principale de la ville, mieux achalandées sans doute.
– au 3 : une boulangerie, ce n’était pas la nôtre.
– au 5 et 7 : le magasin de pâtes fraiches et épicerie fine où ma mère achetait les raviolis et les gnocchis avec très longtemps les mêmes vendeuses. Le magasin existe toujours, relooké en un design d’aujourd’hui.
– aucun souvenir du numéro 9 !
– le 11 était un pressing avec ses odeurs si fortes qui s’exhalaient lorsque nous discutions sans fin Astrid et moi au pied de chez elle
– le 13 est l’entrée de l’immeuble de mon amie Astrid, que j’attendais là pour partir à l’école ensemble.
– le 15 est cet immeuble qui avance et réduit de beaucoup le trottoir : c’était une pâtisserie et là dans les étages vivaient des amis de mes parents et leurs enfants avec qui j’échangeais des timbres
– le 17 un porche avec à côté une vitrine , celle du bouquiniste « Vers et prose » avec les « Sylvain et Sylvette » que je convoitais dans une des deux vitrines, la plus petite ; mon père regardait l’autre avec les livres de poésie qu’il convoitait.
– le 19 c’était la boulangerie, la mienne, celle où la propriétaire, Mme Vincent, me prénommait Chantal une fois sur deux et où on achetait le petit pain au lait le jour de la rentrée des classes, et le jour des vaccinations. C’était aussi l’entrée de la traboule, désormais fermée à clef, que j’empruntais pour rejoindre la place Chavanelle et son marché.
– le 21 mon allée avec un café sombre en pas de porte, sa tenancière acariâtre et criarde qui m’effrayait, et l’odeur de vinasse qui s’en échappait.
– le 23 avec ses trois petites marches qui montaient à « L’étoile blanche », une toute petite épicerie où j’allais chercher le lait et où on rendait les bouteilles en verre consignées.
Sur le bas de la rue, côté pair, beaucoup moins de magasins: la droguerie, un de ces magasins qui n’existent presque plus dans nos villes ; je me souviens d’un homme à blouse blanche, grand et chauve, qui officiait derrière sa banque allant chercher dans des rayons en hauteur ou dans sa cave ce qui lui était demandé ; je n’arrive plus à définir l’odeur particulière qui régnait là faite d’un mélange de produits dont des noms refont surface : térébenthine, papier d’arménie, alcali, encaustique… Il semble me souvenir que ce droguiste a été assassiné dans sa boutique.
Je croyais n’avoir pas le souvenir du commerce qui jouxtait la droguerie, mais je crois que c’était une librairie à caractère religieux qui a occupé les lieux, au moins dans les dernières années où j’ai vécu dans cette rue. Ensuite il y a l’enceinte d’un collège, dont l’entrée principale se trouvait dans une rue parallèle avec de ce côté-ci un porche pour les livraisons, qui parfois laissait apercevoir un jardin intérieur où je ne suis jamais allée. Les fenêtres des dortoirs donnaient dans les étages sur notre rue. Une petite épicerie, puis l’entrée du garage Lagier ( plutôt un lieu de parking me semble-t-il) dont le propriétaire était un copain d’enfance de mon père.
Une rue, une enfance, un passé, un présent, un imaginaire.