#anthologie #22 | habiter à la ronde

Quand je suis venue habiter la ville de Paris, j’avais oublié qu’un brutal et douloureux souvenir s’y trouvait. Je traversais chaque jour la Seine par le pont ferroviaire d’Austerlitz entre le quai de la Rapée et le jardin des plantes. J’attrapais la vue sur Notre-Dame avant que la rame de métro ne s’enfouisse à nouveau et m’éloigne trente kilomètres au sud par le RER C. Il m’a fallu du temps pour m’apercevoir que je passais chaque jour au-dessus de la morgue, quai de la Rapée, où le corps de mon ami d’enfance avait été acheminé.

Dans une conversation téléphonique avec ma mère, à un moment où je cherchais du mouvement, je lui ai dit que je n’avais jamais vécu à Paris. Elle m’a répondu avec une si forte évidence « et bien vas-y !» –  qu’un courant d’air m’a décidée. Elle n’avait absolument pas à l’esprit en m’encourageant à partir que Paris était sa ville natale, ni que nous y avions incinéré un jeune ami dans le jardin du souvenir du cimetière du Père Lachaise.

Ce jour-là, celui où elle a répondu à mon vague regret de ne jamais avoir habité la ville de Paris en m’y poussant par un affirmatif « vas-y ! », nous avions chacune « oublié » que dans la cour de l’immeuble où elle a vécu son enfance avenue Laumière, dans le 19ème arrondissement, notre ami s’était défenestré.

Je ne suis jamais « montée » à Paris, pas plus qu’à la capitale. J’avais peu de représentation récentes de la ville. J’ai vécu huit mois dans un garage aménagé en région avant d’emménager à Montreuil dans la chambre sous-louée dans l’appartement d’une connaissance. Je lisais un énorme livre d’Hermann Broch intitulé « Théorie de la folie des masses ».

Arrivée à Paris, j’ai commencé naturellement à rendre visite régulièrement à de vieux amis originaires comme moi de Bretagne, installés à Paris depuis longtemps. J’aimais leur compagnie. Je partageais leurs affinités culturelles. Nous avons parlé de notre histoire commune. Ils ont parlé de leur fils. Petit à petit j’ai visualisé le fil invisible que je tissais malgré moi et qui me faisais passer, me faisais parler, de la disparition de mon ami d’enfance dans l’appartement de mes grands-parents maternels.

Lors d’un atelier d’écriture, une grande affiche de la ville de Paris était accrochée au mur. J’ai visualisé l’enroulement en forme de coquille d’escargot des arrondissements du 1er au 20ème. J’ai pensé que c’est dans cette coquille que j’étais venue habiter.

A propos de Nolwenn Euzen

blog le carnet des ateliers amatrice de randonnée (pédestre et cycliste) et d'écriture, j'ai proposé des séjours d'écriture croisant la marche et l'écriture, et des ateliers deux livres papiers et un au format numérique "Babel tango", Editions Tarmac "Cours ton calibre", Editions Qazaq "Présente", Editions L'idée bleue revues La moitié du Fourbi, Sarrasine, A la dérive, Contre-allée, Neige d'août, Dans la lune...

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