Boulevard du Montparnasse, la Tour, les magasins et leurs galeries. Nous avions dû nous y promener dès le matin, mais je me souviens surtout du ciel étoilé, nous nous étions allongés sur un toit, j’ignore comment nous étions arrivés là, et je te racontais ma vie courte et bousculée, longue de dix-huit ans. J’avais posé ma tête sur ton torse, je ne voyais pas ton visage ce qui facilitait les confidences. Tu étais tout ouïe, ne m’interrompant que pour une brève question « tu avais quel âge ? », « c’était où ? »… Sans doute le même jour, le midi alors, Chez Bébert, dans un angle de la place, un couscous arrosé de Sidi Brahim qui m’avait assommée. Des voitures, des piétons, une foule bruyante, tout remuait en moi le sentiment de n’avoir pas vécu, moi qui venais d’une campagne calme où rien ne se passait. Le monde m’effrayait un peu, je me découvrais agoraphobe en même temps que claustrophobe ! Que de phobies pour une si jeune femme. Tu avais garé ta voiture « à la parisienne », une Fiat immatriculée 3516RA91 – impossible pour moi d’oublier cette immatriculation – aidé par deux ou trois amis qui l’avaient soulevée pour l’insérer entre deux véhicules. Tu me disais que c’était ainsi que l’on se garait à Paris. J’étais prête à te croire. Quelque part sur le boulevard, une pizzeria, la pizza Pino peut-être. Le bar de La Marine à l’enseigne rouge – des fauteuils et des banquettes de Skaï rouge dans mon souvenir – avec une ancre bleue et blanche. Un mois de septembre doux qui laissait présager un avenir heureux auquel j’avais envie de croire.
Le souvenir d’avoir arpenté le boulevard du Montparnasse en 2017 pour retrouver le Bar de la Marine (en réalité, pas de souvenir précis de la date, je croyais 2018, c’est une photo qui me donne l’année, mon recours systématique quand ma mémoire me fait défaut), un matin frais de janvier alors que je logeais pour une nuit ou deux dans la résidence du Square, toute proche. Le pavé était glissant de la pluie de la nuit, je n’avais pas voulu prendre mon petit-déjeuner dans l’appartement exigu prêté par un ami d’ami, j’avais marché en direction de la Tour, au départ de l’angle que le boulevard fait avec la rue de Vaugirard, de ce côté qui mène vers le Port Royal, le café restaurant La Marquise et sa terrasse ouverte avec ses deux palmiers. Ceci très exactement car je l’avais noté noir sur blanc (et je retrouve mes notes comme mes photos). Je ne m’étais pas pressée, il était peut-être 7h30, je tentais de mémoriser chaque vitrine avant d’arriver à ce point de rendez-vous avec mon passé. Je n’étais d’un seul coup plus sûre du tout de moi, allais-je dans la bonne direction ? Retrouverais-je le bar de la Marine et son ancre en façade ? Se succédaient hôtels, salon de coiffure à petits prix, boutique d’antiquités dont je détaillais les objets en vente, magasin d’optique, banque, cabinets d’avocats, appartements privés, arrêt de bus, crêperie, restaurant asiatique, supérette… Je ne sais si aujourd’hui tout est encore ouvert, certains pas de porte étaient alors à céder. Affiches de théâtre, vitrines, une grande mercerie comme on n’en trouve plus qui vendait des boutons pression, des boucles de ceinture, du fil à broder, des aiguilles à tricoter, des bonnets et des pulls marins. En remontant le boulevard, je m’écartais des plantes en pot posées devant les baies vitrées, les tables de restaurant, les chaises qui encombrent le trottoir, les bacs de bois supportant les arbustes qui séparaient deux commerces. Je m’étais dit qu’il fallait zigzaguer beaucoup dans Paris, que les lignes droites n’existaient pas. J’avais quitté la banlieue une quinzaine d’années plus tôt pour la province, et je me faisais l’effet de la gamine découvrant Paris pour la première fois en 1975. Un arrêt de bus « Place du 14 juin 1945 ». La Pizza Pino. Une banque vieillotte, un café 1900, un hôtel trois étoiles. Et le bar de La Marine. À cette heure, peu de monde encore sauf quelques habitués au comptoir. Je m’asseyais sur une banquette installée sur une estrade, de cette petite hauteur je surplombais la rue. L’atmosphère était telle que dans mon souvenir, empreinte de rouge, la couleur dominante. J’essayais de me figurer la place où nous avions dîné avec deux ou trois amis, vous étiez si jeunes alors, vingt-cinq ou vingt-six ans, et vous aviez mangé comme quatre. Ce jour me semble-t-il que nous revenions d’une séance où l’on avait donné Emmanuelle, le film scandale du moment. Par moments, les larmes affleuraient, je les essuyais discrètement alors que le garçon m’apportait mon énième café.
mais quelle chance d’avoir retrouvé le bar de la Marine, je l’ai cru disparu… et puis l’émotion de retrouver les banquettes rouges…
oui, Françoise ! toujours fidèle à son coin de boulevard ! merci encore de ta lecture 😉
On s’y retrouve vraiment avec vous, au bar de la Marine
merci, Virginie, je réalise que je viens de vous lire (les bords de mer de la #23) sans avoir fait le lien avec votre commentaire ici.