Avenue Albert 1er, on la prend en voiture, rue qui n’a de l’avenue que le nom, rue à sens unique, chaussée défoncée, la pharmacie à l’angle, à l’entrée de la rue, il faut que ce soit une pharmacie pour qu’encore ouverte, encore fréquentée, pour combien d temps, sans parking, sans aucune des commodités pour se garer, qui pour la tenir, qui pour la conserver, qui pour y aller sinon les pauvres gens qui se déplacent à pied, habitent le quartier, la plus proche est éloignée, d’où l’intérêt que le nombre soit contingenté, ignorer les règles des officines, mais croire que leur installation relève de certaines règles, il faudrait vérifier, savoir déjà qu’on ne vérifiera pas, pour quoi faire, nul projet d’acheter une officine, nul moyen, nul intérêt, mais apprécier toutefois la permanence de cette pharmacie dans ce quartier populaire, à l’entrée de cette rue à la chaussée défoncée, aux maisons aux murs lépreux, le caviste à côté de la pharmacie est fermé depuis longtemps, a mis la clef sous la porte, difficulté pour se garer ici, le, problème du parking devenu crucial maintenant que la voiture est omniprésente, incontournable, omniprésente dans les villes et bourgades de province, cette voiture qui a fédéré des hommes et des femmes peu habitués pour certains à manifester, à se retrouver sur des ronds-points, autour d’un brasero, un gilet jaune sur le dos, un gilet jaune comme signe de ralliement, de contestation, plus de caviste donc, plus de boulanger non plus, des immeubles de deux ou trois étages, des trottoirs étroits, des trottoirs défoncés, un visage dessiné sur un mur rappelle le salon de coiffure qui s’est installé un temps ici, longtemps qu’il est fermé, a fait quinquanelle comme on dit ici, comme ont fait la quasi totalité des commerces qu’on y trouvait dans cette rue comme dans les rues alentour et jusqu’au centre ville, centre-ville déserté, exsangue, aspiré par le centre commercial construit en périphérie, un garage toutefois, deux vieux maghrébins discutent à l’entrée, un garage de quartier, pour combien de temps encore ouvert, plus loin la devanture d’un fleuriste, les traces d’un fleuriste, et plus loin d’un restaurant, du fleuriste, du restaurant restent des devantures, au centre-ville des peintures en trompe-l’œil sont venues masquer les boutiques fermées, abandonnées, et les trompe-l’oeil se multiplient, mais nul trompe-l’oeil avenue Albert 1er, pas plus que de drapeaux ou autres vélums accrochés au-dessus de la rue, pour éviter le soleil à qui dans cette rue, cette rue qu’on appelle avenue, cette rue qu’on ne prend plus qu’en voiture, cette rue où on ne connaît plus personne, personne derrière ces volets, dans ces cuisines, personne chez qui sonner, des façades lépreuses, une chaussée défoncée, et des souvenirs qui demeurent, des souvenirs qui poussent à passer par là plutôt que par un autre axe, à constater sa déshérence, à sentir la matérialité du temps, sa réalité, et à pester contre une politique qui se désintéresse des quartiers populaires.
L’avenue Albert 1er, c’est un nom familier, une rue familière, qui n’a pas la prétention d’une avenue, une rue simplement, une rue que l’on prend fréquemment, quotidiennement sans doute, elle relie le lieu du travail du père et celui de la mère, l’appartement des grands parents paternels et celui des grands-parents maternels, l’école et le collège, la ville et le village, les lieux du jour et ceux de la nuit, on la prend à pied, en voiture, en mobylette, elle est centrale, et même s’il y a peu de commerces dans l’avenue Albert 1er, relativement excentrée par rapport au centre ville, parfaitement centrée par rapport au centre familial, les commerces sont partout autour, le bureau de tabac, la boucherie chevaline, la salle de danse en parquet à l’étage avec barre fixe, miroir sur toute la longueur du mur, et petit vestibule avec bancs en bois sur lesquels des fillettes en tutu rose s’assoient pour enfiler pointes et demi-pointes, et un et deux, pre-mière, secon-de, troisi-ème, quatriè-me, les bras-surveillez les bras- cinquiè-me, sixiè-me au rythme du bâton qui frappe le parquet, la station d’essence, le magasin de vaisselle en gros, la petite boulangerie des parents de Bruno, Joelle et Philippe, tout cela n’est pas dans l’avenue Albert 1er et en fait pourtant partie, comme notre corps ne s’arrête pas aux limites de nos mains, de nos bras, de nos jambes mais comprend, comme en ombre portée, cet espace que mes mains, mes pieds, mes jambes peuvent atteindre, que mes yeux peuvent voir, mes oreilles entendre, de même l’avenue Albert 1er ne s’arrête pas à son seul axe mais comprend tout ce à quoi elle donne accès, tout ce qu’elle nous permet d’atteindre, de retrouver, les cuisines de mes grands-mères, la cour d’école primaire, les copains du collège, dans l’avenue toutefois le garage Béziat, le marchand de vin, l’assureur, l’imprimeur, le marchand de quatre-saisons, et au fond, sur la gauche, la maison de la grand-mère de Valérie, elle s’arrête là, on hâte le pas, notre grand-mère nous attend déjà sur l’étroit balcon, je vous jette les clefs crie-t-elle pas plus tôt qu’on a passé le coin de la rue, ramasser rapidement la serviette incongrue sur le bitume, croiser les doigts pour qu’elle ne soit pas tombée dans l’eau du caniveau, en extraire la clef, je vous tiens la lumière, moins d’une demi-heure plus tard Valérie est déjà là qui s’impatiente, veut repartir au collège, pour fumer une cigarette, nous n’avons pas le droit de partir avant la demi, qu’à cela ne tienne, elle profite que nous soyons tous dans la cuisine et, hissée sur la pointe des pieds, déplace de l’index la grande aiguille. Coucou!
J’ai oublié si la gamine a osé dire à sa camarade combien son geste la choquait, quand elle l’a appris, comment pouvait-on tromper ainsi sa grand-mère, sans doute s’est-elle tu, sans doute est-ce pour cela qu’elle se souvient, quarante ans plus tard, de ce geste sacrilège. On ne touche pas au coucou! Voilà qui est dit!