#anthologie #22 | Äussere Baselstrasse

C’est la route longue qui déverse la ville vers sa périphérie. Celle qui me ramène. Le tram file accompagné par la route où les voitures font de la place aux vélos ; à gauche je vois apparaître d’abord les petits jardins, parcelles de liberté policée, arrangée, on met des tuteurs aux tomates et on coupe les haies à ras du vivant. Image paisible pourtant, et qui fait écho, sur ma droite, à la petite propriété au fond du champ. Une pancarte autorise à venir couper des fleurs. La rue dure cinq arrêts, je descends au deuxième, même pas un mi-chemin. C’est presque un quartier : supermarché coiffeur pizzeria pharmacie boulangerie sans gluten ; il y a beaucoup de chiens à hauteur de sol avec des gens au bout de la laisse. Les rails ont été refaits à neuf et brillent dans le soleil d’été, on se brûlent les doigts rien qu’à les regarder. Au feu rouge, plusieurs automobilistes ont baissé leur vitre, ça tapote sur le volant, quelques voix de radio traversent le carrefour. C’est toujours l’été quand on revient, à la rigueur Noël, mais toujours un temps sans semaine, sans calendrier, un temps du dehors des jours. C’est peut-être la définition du passé. Contre le mur qui sépare les nouveaux immeubles de la rue, les affiches publicitaires rappellent que ce sont elles qui commandent aux horloges : nous sommes en juillet et le long de la Äussere Baselstrasse, on peut rêver aux saucisses sur un grill (en face, la Coop se tient prête), à la Feldschlösschen à boire devant les matchs de l’Euro. L’assurance Allianz invite tout de même à se prémunir des accidents.

C’est sans doute – je me souviens – le premier nom de rue que j’ai mémorisé en allemand : Äussere Baselstrasse. On avait débarqué là, dans une maison à la façade rose, moi je venais de la campagne, de la vallée, c’était quoi cette langue qui flanquait des petits points au-dessus de ses syllabes ? On m’a expliqué : tu habites Bâle maintenant, mais ce n’était même pas vrai, j’habitais Riehen et c’est seulement la grande route du tram qui menait vraiment à la ville. « La grande route », jusqu’ici, c’était toutes celles où je devais donner la main à mes parents pour traverser. Maintenant il n’y en avait plus qu’une et elle portait un nom. Elle fendait en deux le temps de mon enfance – bitume irréversible. C’est celle où j’ai enlevé pour la première fois les petites roues du vélo, celle qui menait presque comme un passage secret au mini-golf d’à côté, celle qui semblait surveillée par le kiosk à journaux, où passait tout mon argent de poche. Nous étions au 146, rapidement j’ai eu une meilleure amie au 154, elle avait un nez très droit et une maman sortie glacée d’un catalogue de mode. En face, il y avait déjà la pharmacie. Très fière j’y récupérais un petit magazine destiné aux enfants, le Maky, que je dévorais sur le trottoir : c’est sur la Äussere Baselstrasse que j’ai lu le plus d’anecdotes animalières. En sortant, très vite, j’ai pris l’habitude de faire un grand détour pour ne pas passer devant le bar-restaurant d’où sortaient des hommes avinés. Au premier étage, une petite lumière rouge s’allumait parfois, c’était une incompréhension de plus dans ma nouvelle vie.

A propos de Sophie Jaussi

Oscillation perpétuelle avec l'écriture en aménagement (à défaut de point fixe). Fil funambule entre la recherche et la création, l'université et son dehors (ses marges, ses contrepoints), l'interne et ce qui peut en être transmis. J'habite beaucoup les trains entre la Suisse et la France. Depuis 2021, j'anime un atelier de création littéraire au sein du Master de Français de l'Université de Fribourg.

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