#anthologie #21 | Vies annotées

Tu es tout l’inconnu assemblé en un seul corps (1). Ce corps gracile. Ces bras immenses où jouent l’enfant qui te sourit (2). Cet enfant main sur la bouche où retentit ton cri. Un cri de mère planté à la racine des dents (3). Ce cri d’enfant qui dit maman n’est pas le tien. Pourtant il est le sang qui enfante l’autre mais n’en veut pas. Ne le peut pas. Tu n’as pas les ressources pour l’élever. Tu dois le confier. Sans cesse partir sans que l’enfant sache qui tu es. Tu pleures pour celui qui souffre toujours à l’intérieur de celle qui se souvient (4). Non. Tu cries que non. Tu pleures. Tu cries et il pleure. Vous êtes deux corps emmaillotés, l’un faisant mal à l’autre. Tu sens la détresse qui jaillit de tes gestes, où tu arraches et déchires les dernières parois d’une colère plus grande encore d’être ainsi partagée entre celle qui follement aime et celle qui abandonne (5). L’enfant qui crie n’a pas la bouche ouverte (6). Il te regarde partir. Le reprendre dans tes bras serait trahir. Il tient une petite voiture dans ses mains. Il sait. Ce sont ses mains ses jambes ses yeux qui crient. Il reste là silencieux. Il n’y a rien qui puisse remplir le vide. Ton vide. Celui que tu laisses chaque fois que tu pars (7). Il n’y a rien qui puisse remplir ce trou béant (8). Tu n’es pas triste. C’est pire. Tu ne sens rien. Tu suis l’écoulement du vide. Tu es fanée, comme brûlée à l’intérieur. Le rose sur les joues replètes de l’enfant et ce feu sous vos peaux si étroitement liées (9). Ce silence après ton départ quand tu marches sous un ciel de nuit frappé d’étoiles, la honte et la culpabilité collées à la peau. Tu es la fille devenue mère. La fille-mère qu’on méprise et qu’on montre du doigt dans la rue en se bouchant le nez (10). La plaie grande ouverte qui te lacère. Comme une histoire d’amour pénétrant ta mémoire fautive. Tu n’es pourtant pas venue en sachant tout ça. Personne pour t’expliquer. Personne pour te dire ce qu’il fallait faire. Tu es restée longtemps à attendre que le corps saigne à nouveau. Tu priais. Tu implorais le petit Jesus pour qu’il te vienne en aide. Déjà l’enfant face à l’Enfant (11). Tu suppliais pour qu’il fasse de toi une chair nouvelle, toute propre à le recevoir. Une chair vierge d’étreintes qui reçoit le don de lumière qu’on destine aux petites saintes (12). Mais dans ton corps quitté d’enfance d’où le sang ne coule pas, tu meurs à petit feu. De ce corps sec aux écoulements lointains, une venelle qui relie ton monde révolu à un autre plus incertain. Ce monde t’accueille et te rejète. Il palpite aux pas contenus de l’enfant. Chaque fois que tu revois l’enfant tu espères regagner sa confiance et devenir vraiment une mère. Sa mère. Mais l’ombre de l’abandon te précède. L’enfant ne t’accompagne jamais plus loin que la pierre du jardin de la maison où il vit. Sans toi. Dans une famille qui n’est pas la sienne. Avec une mère qui n’est pas toi. Des geste qui ne sont pas les tiens. Cette pierre est ce qui t’empêche de l’emporter. Elle l’affranchit de ton amour. Tu l’interdis de la franchir. L’enfant face à la pierre (13). Il regarde s’éloigner sa mère. Mains à ne plus toucher. Le soir accompagne vos larmes déjà sèches. Et à peine séchées et déjà avalées, tu te mets à courir. Ton corps entre en convulsions. Jamais tu ne renonceras à lui. Ton corps de mère qui quitte la rue bordée de lampadaires pour aller souffrir ailleurs, là où c’est plus noir, là où on ne te verra pas pleurer et t’effondrer comme il le veulent tous. Tu as ta fierté. Ta dignité. (14) C’est tout ce qu’ils ne pourront jamais te prendre. Tu récupéreras l’enfant. Ton enfant. Tu le sais. Leur laisser serait brûler (15).

Ton histoire est une histoire que je raconte. Une histoire de mère grandie à même la pellicule des mythes, dans le noir et blanc d’une photographie ou d’un film en Super 8 (16), que ma mémoire trouée déploie à l’intérieur des toiles de ta partition mémorielle – individuelle et familiale (17) – à partir de tes traces, de tes fissures, de tes failles, de tes interstices, de tes lapsus, de tes oublis, de tes pertes de mémoires, de tes retours du refoulé, de la mémoire de ce qu’on oublie, de tes zones d’ombre, de tes cryptes, de tes images et de tes paroles confisquées, de ta mémoire empêchée, manipulée ou obligée, de ta mémoire blessée, de tes processus oublieux, de tes silences, tes dénis, tes angles morts, tes fragments épars, tes strates superposées (18).

Texte annoté à partir de ma précédente proposition (la 20) https://www.tierslivre.net/ateliers/anthologie-20-l-la-pellicule-des-mythes/

1 – J’ai repris cette formule à un ancien texte parce qu’encore aujourd’hui je ne comprends pas d’où me vient cette phrase. Je crois qu’elle marque l’écart entre l’être mythologique qui a vécu en-dehors de nous avant ou en même temps, en tout cas dans un ailleurs inaccessible, et l’être du quotidien qui nous laisse cette part de mystère.

2 – Sur la photographie originelle qui déclenche ce texte l’enfant ne sourit pas. Il fait la moue mais j’ai cru nécessaire de capter le mouvement que l’image entraîne dans mon imaginaire. Une sorte de rafale émotionnelle.

3 – Les dents reviennent toujours quand j’évoque ce personnage dans le livre. C’est aussi une histoire de corps qui s’étiole et finit par s’effondrer. La déréliction du corps est un thème qui traverse aussi toute l’histoire. Si ce livre était une chambre, ce serait l’armoire.

4 – Il s’agit ici de dire, peut-être maladroitement, que les maux des êtres se lèguent comme les maisons ou les objets de famille. C’est un héritage invisible et souterrain qui traverse bien souvent les êtres sans qu’ils en aient conscience. On appelle parfois cela de la psycho-généalogie.

5 – On revient encore à ces impasses que traversent les personnages du livre. Une sorte de fatalité où seuls se présentent des dilemmes ou des impasses. C’est aussi le topos du fatum qui m’intéresse, qu’on retrouve toujours dans la tragédie antique et ses nombreuses reprises. Disons que je la vulgarise à mon insu peut-être mais c’est plus fort que moi.

6 – La bouche doit rester fermée. C’est un clin d’oeil à la mère qui cache ses dents tout au long du récit même quand elle porte un dentier le geste se perpétue malgré elle.

7 – Le départ et le sentiment d’abandon qu’il engendre se retrouve chez les autres personnages. C’est un motif récurrent du texte.

8 – Ce trou c’est aussi celui de la bouche évidée. Un écho discret mais omniprésent dans les autres séquences.

9 – Des peaux diaphanes presque maladives parfois mais que le noir et blanc de la photographie ne permet pas de voir. Je ne sais pas si je m’inspire de ma peau ou de la leur.

10 – Le thème de la fille-mère se retrouve à d’autres endroits du texte. Il dit la violence d’une époque et le statut de ces femmes ostracisées par la société. C’est le traumatisme déclencheur de l’effondrement progressif du personnage de la mère.

11 – Encore l’écho d’une autre séquence. Ce thème de l’enfance revient pour évoquer l’impossible réconciliation entre le corps abandonné de la petite fille et celui de la femme.

12 – J’ai imaginé qu’elle était pieuse. Plus tard elle haïra les soeurs qui la recueilleront après la naissance de son premier fils. Même Dieu aura fini par l’abandonner.

13 – J’ai complètement fantasmé ce passage. J’ai sans doute imaginé l’histoire de la pierre sur laquelle le personnage du père pousse son frère pour blesser sa mère à travers lui. Dans l’histoire des frères c’est aussi l’histoire des fils qui se joue en filigrane. La question de la violence toujours omniprésente.

14 – « J’ai ma fierté, ma dignité. On ne m’achète pas. » Ce sont ses mots. Ceux d’une personne réelle qui parfois se cache derrière le personnage de fiction.

15 – L’eau est partout avec la maison inondée. Alors forcément il faut le feu. C’est cliché mais les poncifs ont du bon parfois.

16 – J’ai fait numériser une pellicule de super 8. C’est le seul document de ce genre que je possède d’eux. Les voir en mouvement si jeunes avec un enfant qui marche à peine me rend incapable d’écrire. J’ai essayé plusieurs fois. C’est le seul endroit du texte (pour le moment) où j’évoque ce film d’à peine deux minutes trente.

17 – Forcément j’écoute tous les sons de cloche. Partout. Tout le temps. La petite histoire et les grandes histoires dans le sens qu’on veut.

18 – Il faut au moins tout ça pour commencer à écrire ton hagiographie.

A propos de Camille Bréchaire

Camille Bréchaire vit et enseigne la littérature à Angoulême. Il lit et écrit dès qu’il le peut.

2 commentaires à propos de “#anthologie #21 | Vies annotées”

    • Merci une nouvelle fois Gracia pour ton passage ! Tu as bonne mémoire alors parce que le texte auquel je fais référence dans mes notes s’est perdu depuis longtemps dans la mémoire de ma machine ! En tout cas touché par ta lecture de mon texte du jour et des petites notes qui l’accompagnent. J’ai fait d’une pierre deux coups comme on dit histoire de vite rattraper la meute des échappés qui sont dans les temps ! Normalement jeudi ou vendredi je serai à jour ! Et je rattrape mon retard de lecture ! À très vite

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