#anthologie # 21 | un peu de réel dans la fiction

l’église était abandonnée, la région vidée de ses habitants, et je ne voyais qu’elle dans ce paysage de campagne, peu d’habitations autour et toutes désertées (1) Jamais je n’aurais imaginé être attiré par une église (2) J’étais parti sans intention précise, sans objectif, enfourchant le vélo acheté le mois précédent avec le mandat attendu Les horreurs de la semaine surgissaient à tout moment du jour et de la nuit Je revoyais brûler le village de D… K… (3) le lieutenant sauter sur une mine (4), j’entendais les cris des blessés, je comptais sans arrêt les morts, c’était un compte morbide, une liste de noms, de grades Il fallait que je quitte quelques heures le camp et la proximité des vivants Je m’étais éloigné de la ville y laissant les camarades de permission et j’avais roulé à vélo durant plus d’une heure ne sachant vraiment où j’allais, choisissant finalement de grimper la montagne pour admirer la vue sur la rivière et la plaine Et c’est là que je l’avais vue J’avais pensé à ma mère immédiatement, à ce qu’elle m’avait écrit, à son souci de me savoir incroyant  (5), peut-être craignait-elle que je meure seul, vraiment seul, sans son dieu impartageable Mais là encore je n’avais pas en tête d’entrer dans cette église Après avoir posé mon vélo dans les broussailles, la marche reposait mes muscles, calmait mon cœur et le désordre de ses battements La terre rebondissait sous mes pieds fatigués, j’avais l’impression de ne pas toucher vraiment le sol Plus je me rapprochais de l’édifice, plus j’en distinguais la façade, le fronton sculpté, il y avait là des anges aux ailes immenses, des personnages à genoux devant un autre trônant, tous impossibles à reconnaître, on leur avait coupé la tête, quand bien même je n’en aurais reconnu aucun Jamais je n’aurais pensé pénétrer un jour seul dans une église mais là elle s’était dressée sur ma route Mon aversion pour toutes les choses de la religion (6) ce jour-là n’avait rien à voir avec ce monument de pierre au porche accueillant le pèlerin comme l’homme perdu que j’étais au fond (7) Sur un banc de bois je me suis assis dans la fraîcheur du lieu, laissant le dehors à ses 30° C insupportables et humides (8), les yeux levés vers de petites statues à même les colonnes ou peut-être posées sur un seuil de pierre Je ne saurais rien dire des saints qu’elles représentaient J’ignorais même qu’ici on priait à notre manière je veux dire que la religion catholique était implantée dans ces contrées lointaines mais j’avais tellement à découvrir (9) Une rosace diffusait une lumière gorgée de silence Elle éclairait l’autel surmonté d’une voûte étoilée (10) Par endroits les murs blancs à l’origine avaient pris une teinte foncée grisâtre, se couvrant même de mousse brune Je me demandais de quand datait la fuite des paroissiens et de leur prêtre, à quelles horreurs ils avaient échappé ou non, quels éléments rebelles y avaient été poursuivis (11) Je regardais autour de moi en pensant à la prochaine lettre que j’écrirais à ma mère pour calmer ses angoisses, lui faire savoir que j’étais encore vivant (12), que j’aurais prié à ma façon dans cette petite église (13) bien que perdu dans ce pays où nous semions le désastre et le sang, et cela je ne saurais le lui dire (14)

1 – Dans une lettre du 31 juillet 1951, envoyée de Phu Yen, E. C. parle d’une petite église abandonnée du fait qu’il n’y avait plus d’habitants dans le pays. Aucune mention des circonstances dans lesquelles le « pays » a été déserté.

2 – L’endroit exact où se situe l’église, précise E. C., est Yen Laï, (ce que je lis en tout cas). Je ne retrouve pas cette ville, mais Yen Bai, qui se trouve à 180 kilomètres d’Hanoï. J’ignore donc s’il s’agit de cette ville. Et sur le site des Missions étrangères de Paris, aucune mention d’une église dans le village de Yen Bai.

3 – Le village pourrait être Do Kuan, ou Do Kwan, ce que je lis au dos de la photo. Ou encore Do Quân, où Quân signifie « urbain » si je comprends bien. Je ne trouve que Do Son, district urbain (Do Quân) de Haïphong, au Vietnam. Mais impossible, cette station balnéaire qui a servi de repos aux militaires français jusqu’en 1955, n’a pas souffert d’attaques armées durant la période où E. C. était en service.

4 – « Le 13 mars nous avons eu pour la compagnie 15 tués dont 3 Français, 1 jeune sous-lieutenant qui avait tout juste un mois de séjour, un adjudant brave camarade et un petit sergent qui était depuis peu à la compagnie, tous les autres sont des Marocains bien braves aussi puisqu’ils ont ramené le corps du sous-lieutenant et que les autres se sont fait tuer sur place pour ne pas laisser celui de l’adjudant aux Viets (…) ».

5 – La mère d’E. C., très croyante, ne cessait de s’inquiéter dans ses lettres de ce que son fils aîné meure sans avoir la foi.

6 – E. C. qui était incroyant étant jeune disait à l’âge de 50 ans être agnostique. Il questionnait les religions et la nécessité pour tout croyant de s’appuyer sur cette «béquille». Pourtant, je retrouve dans une lettre à sa mère datée de 1951 – il a 25 ans – qu’il a reçu d’une amie d’enfance deux médailles tu la remercieras pour moi en lui disant que je les porterai. Je ne sais si c’est par bonté d’âme qu’il les portait ni d’ailleurs s’il les portait véritablement ! Dans une autre lettre, il écrit prier à (s)a manière… une façon de réconforter sa mère ?

7 – J’ai eu envie d’imaginer cette fiction parce qu’une lettre de cette période en particulier m’a beaucoup troublée. Son écriture est heurtée, lui qui écrivait plutôt lisiblement, il rature comme on bafouille. Il parle de son dégoût de vivre dans un pays où le mode de vie est si différent du sien, il parle de sa peur. Il semble atteint d’une crise de paranoïa. Il poste cette lettre. En écrit une autre le lendemain pour revenir sur ce qu’il vient d’écrire et rassurer sa mère.

8 – De ce séjour en Indochine qui dura 27 mois, E. C., peu bavard sur sa vie de militaire, racontait le climat humide favorable à l’apparition de moult maladies dont des furonculoses récalcitrantes, les marches dans les rizières, les sangsues ; il expliquait de manière laconique ses pieds déformés par cette période-là en particulier. Il n’a jamais évoqué cet épisode de folie paranoïaque évoqué plus haut.

9 – J’écris décidément trop vite ! J’ai prêté à E. C. ma propre ignorance. Pourtant j’aurais bien dû me douter que la région ayant été colonisée, c’est par la religion d’abord qu’elle le fut. Je suis bien certaine qu’il connaissait cette partie de l’histoire !

10 – Suis allée sans scrupule sur Internet pour prendre des images et tenter de les raconter le plus brièvement possible comme on le ferait dans une lettre quand on est soldat, qu’on n’a pas trop de temps…

11 – La fiction s’arrête là. Voir 1. Même sans détails sur la désertion de ce village, on peut sans peine en imaginer les circonstances et les horreurs. 

12 – Il ne cesse de rassurer sa mère à qui il répète qu’il croit en sa bonne étoile, et à laquelle il demande avec insistance de cesser de se faire du souci alors que la situation n’est pas si mauvaise.

13 – « Quant à toi, Maman, tu me demandes de rentrer dans une église sur mon chemin si j’en ai l’occasion un jour, je ne manquerai pas, tu sais bien Maman que je ne te trouve pas sotte du tout. Je te comprends parfaitement même en ne comprenant pas la religion comme il se doit. Tu sais que pour moi c’est bien difficile. Enfin je ferai ce que tu me recommandes (…) » Lettre du 8 juillet 1951.

14 – Il n’a en effet pas raconté grand-chose de sa période indochinoise ni à sa mère ni à sa famille plus tard… Peu bavard, et empêché aussi sous prétexte que ses « histoires n’intéressaient personne », il n’a raconté à la toute fin de sa vie que quelques bribes de souvenirs d’Algérie, à ses filles et à l’une de ses petites-filles.

A propos de Marlen Sauvage

Journaliste longtemps. Puis dans l'édition. Puis animatrice d'ateliers après une formation Elisabeth Bing et DUAAE à Montpellier. J'anime encore quelques stages d'écriture, ai contribué aléatoirement au site des Cosaques des frontières, publié quelques livres – fictions et biofictions – participé à plusieurs ouvrages collectifs. Mon blog les ateliers du déluge.

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