#anthologie #21 | train annotations

Je m’étais calée contre la vitre les colonnes de fonte ponctuant le quai défilaient Le train quittait lentement l’ombre de la halle métallique de la gare de Perrache J’étais soulagée de voir le jeune homme assis à l’autre bout de la banquette se plonger dans un livre(1) Je n’avais rien su faire d’autre que me précipiter vers la gare il n’y avait pourtant plus aucune urgence je le comprenais alors même que le train démarrait réalisant que le voyage ne ressemblerait en rien à ceux des dimanches(2) le compartiment presque vide et ce jeune homme absent au monde Une multitude de voies parallèles filaient vers le pont franchissant le Rhône une branche d’arbre tourbillonnait dans les remous elle disparaissait pour surgir à nouveau Je me redressais et regardais vers l’arrière le train continuait son avancée la branche plongeait captive Je ne la verrais pas s’échapper descendre vers le delta la mer Le réseau s’élargissait des voies de garage où les files de wagons et de voitures immobiles attendaient Le train surélevé par rapport à l’avenue(3) passait à hauteur des fenêtres je voyais des ombres s’agiter dans les cuisines éclairées les façades crachaient de temps à autres des bouffées de vapeur blanche La nuit tombait j’arriverais dans la nuit noire Personne ne m’attendrait Je croisais les bras et posais une joue sur mon épaule ma tête cognait la vitre Je regardais fuir les traverses sur la voie d’à côté J’avais montré au jeune homme l’interrupteur pour le plafonnier du compartiment(4) Le train traversait la banlieue les lumières violentes des usines illuminaient des entrelacs de tuyaux circulant entre des réservoirs posés sur des trépieds rouillés Au loin des projecteurs fixés au sommet d’un mât déversaient une lumière crue sur un stade de football L’extérieur s’assombrissait Je recherchais les lumières des maisons basses de plus en plus clairsemées le balayage jaune des phares de voiture aux passages à niveau et sur les routes L’obscurité gagnait Je ne savais plus où accrocher mon regard la plaine partout la plaine L’arrêt en gare de Meximieux m’apaisa un instant A Ambérieux le train retrouvait la rivière de l’Albarine(5) elle rétrécissait au fur et à mesure que le train s’engageait dans la vallée Je ressentais en surplomb la masse noire des forêts accrochées aux pans abrupts Le train tanguait je me sentais brinquebalée dans l’encaissement de roches d’éboulis La gare Je vacillais dans la nuit de Tenay

1 « Notre prison est un royaume » de Gilbert Cesbron dans la version Livre de Poche. La couverture sombre, trois adolescents au visage triste, chapeau à la main. Ils se recueillent sur une tombe.

2 Une fois par mois, j’allais à Tenay voir la famille. Je me souvenais aussi des dimanches pendant la guerre, pas de train alors je faisais le trajet à vélo. J’avais envoyé ma fille chez mes parents. Je ne pouvais pas m’occuper d’elle, trop d’heures à travailler. Et là-bas, à la campagne, il était un peu plus facile de se nourrir, mon père, journalier dans les fermes, rapportait souvent des œufs, quelques pommes de terre.

3 De hautes voûtes soutiennent les voies tout au long de l’avenue Berthelot.

4 Dans les compartiments, il y avaient au dessus de banquettes des photos noir et blanc de monuments ou paysages remarquables : le lac d’Annecy, les remparts de Carcassonne, la fontaine de Vaucluse, les cascades du Hérisson.

5 Mon neveu pêchait la truite dans la rivière de l’Albarine. Il était maintenant à Lyon et travaillait à l’usine, comme nous tous. Mon plus jeune frère y était entré le premier, moi juste avant la guerre et dernièrement, on avait fait venir notre neveu. Peut-être pas une bonne idée. Il s’ennuyait, traînait les bars la semaine et se précipitait chaque dimanche chez sa mère.

A propos de Aline Chagnon

Ce qui me passionne dans l'écriture, c'est l'expérience, le chemin.

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