Tu es assis sur la marche d’une boutique de la rue principale 1. Tu dois avoir, quel âge, quatre? cinq ans?, je ne sais pas 2. Tu as les cheveux bruns, très bruns, coupés courts sur un visage rond. Tu es en culotte courte comme les gamins, à l’époque, avec des godillots. Ça nous amène à quand, si tu as cinq ans, en 38? Pour moi, 38, c’est Munich 3. Pour toi, Munich, c’est le Bayern, c’est 76 4, 75 aussi mais on parle moins 5. Qui t’a pris, ton oncle 6? Sans doute. Il devait déjà faire son droit, il avait déjà quitté le village. Sinon, qui aurait un appareil photo 7 ? C’est lui qui t’offrait des livres mais plus tard, après la guerre? Curwood, London, des histoires de chien, de l’Ouest, Jules Verne 8. Tu le regarde surpris. Il a dû te dire de ne pas bouger qu’un petit oiseau allait sortir, que tu attends encore dans ta blouse en tissu noir et blanc 9.
1 – C’est la rue Chaussade. En bas, c’est Saint-Julien bas, en haut, c’est Saint-Julien haut. Mais la rue Chaussade, c’est la rue Chaussade. On ne dit pas le bas de la rue ni le haut de la rue mais la rue Chaussade à Saint-Julien haut ou la rue Chaussade à Saint-Julien bas.
2 – Tu es né en 1933, je sais. Ce que je ne sais pas, c’est quel est l’âge que tu as sur la photo.
3 – Connaissais-tu les accords de Munich? Je n’en suis pas sûr. Je sais peu de choses de ta culture historique et politique. Ton oncle sans doute était tout à fait au courant de ce qui se jouait alors que, toi, tu ne pensais qu’à jouer avec ton frère entre prés et rivières.
4 – Le 12 mai 1976, tu as vu comme tout le monde le journal d’Yves Mourousi sur TF1 s’ouvrir dans une lumière verte. Tu as regardé le match qui se jouait à Glasgow. Tu as vu ce que des poteaux carrés faisaient au football. Jusqu’au bout de ta vie tu étais capable de réciter la composition de l’équipe qui a joué ce match.
5 – En avril 1975, tu as vu jouer le Bayern avec Sepp Maier, Franz Beckenbauer, Gerd Müller, Franz Roth, Georg Schwarzenbeck, Conny Torstensson, Jupp Kapellmann, Björn Andersson, Uli Hoeneß, Bernd Dürnberger, Klaus Wunder. Tu étais au stade, comme toujours. Le match retour, tu l’as vu à la télé.
6- Ton oncle est un modèle de réussite pour le village. Il a intégré le lycée, au Puy, il a eu le baccalauréat puis il a fait une licence de droit. En 1930, il n’y a que 15000 bacheliers dans toute la France. Il en est. Il n’est pas connu comme Jules Romain. Mais il a eu une belle carrière de magistrat. Tu étais fier de dire que ton oncle était procureur général. Tu n’a jamais su qu’il avait échappé à la Gestapo en 44 et qu’il a été exfiltré en Suisse depuis Annecy par la Résistance.
7 – L’appareil était un Kodak 35 Kodex 50 mm f3,5, modèle 1938. Ton oncle venait de l’acheter. Ça situe donc la photo en 1938 ou début 1939. Ton oncle le portait en bandoulière dans le village, mi-dandy, mi-frimeur. Il te considérait comme le fils qu’il n’avait pas et qu’il n’aurait jamais. Tu n’avais pas de père, ça tombait bien. L’étui du Kokak s’ouvrait vers le bas pour qu’on puisse prendre la photo, et l’étui ouvert ça fait comme une peau de banane qui reste rattachée à la banane. Lorsqu’il prend la photo, ton oncle sourit à plein.
8 – Tous les livres d’aventure reliés venaient de ton oncle. Il tenait absolument à ce que tu lises. Il n’avait peur que d’une chose, que tu restes au village. Il t’avait laissé sa collection de quinze ans de Miroirs des sports, (1924-1939). Tu connaissais tous les sportifs, boxeurs, cyclistes, nageurs, footballeurs que tu voyais en photo. J’ai du mal à t’imaginer lire. Mais je te vois bien écouter ton oncle lire Bari chien-loup, toi assis en tailleur à ses pieds le menton dans les mains, lui, jambes croisées, le livre dans une main, sa pipe dans l’autre.
9 – Ce tablier est très surprenant. Je me demande d’où il peut venir. Ton oncle l’aurait-il acheté à Lyon ou à Paris? Ta mère aurait-elle récupéré une chute de tissu dans laquelle elle aurait confectionné ton tablier? Dans les années 1970, on aurait pu en faire une chemise pour un groupe de ska anglais.
Quelques notes semblent être nées d’autres consignes. La 7 de la 18 ?
Ou comment l’anthologie se nourrit d’elle même..
Très riches ces annotations, ça donne évidemment de la densité au texte initial.
C’est vrai que ça aurait pu être puisé dnas la 18, mais non. Je me suis demandé quel appareil pouvait avoir un jeune homme qui venait de finir ses études de droit. Et j’ai trouvé que celui-ci marchait bien avec l’histoire.
et merci pour ton passage sur ce texte
J’adore cette consigne, et ici elle fonctionne à plein, le texte déjà très riche (je l’avais lu et apprécié, commenté ? je ne sais plus, mais j’en apprécie les détails) une fois augmenté se transforme car un changement de ton intervient, les précisions déplacent le registre du narrateur, bouge son regard et le notre.
Merci !
oui, c’est une consigne qui produit vraiment quelque chose, qui déplace le regard comme tu dis et ici qui recentre sur le hors-champ et permet de conner vie au personnage de l’oncle (ce qui était pour moi inattentdu)
surpris quand même du résultat, on quitte l’espace de la note pour une écriture «constellation» au sens Benjamin, ça donne encore d’autres idées
le résultat est assez bluffant mais surtout, en dehors du fait que l’on écrit vite et que l’on est limité par le temps, ça suggère des perspectives assez vertigineuses.
quant aux idées, je te fais confiance 😉