Nous n’avons qu’une photo de toi.
Te voilà sur le web, Frau Auguste Deter (1). Et toujours au dessus de toi, Aloïs (2), l’homme rose qui dévore ton nom, ton prénom — celui de ton père (3). Je te regarde, dévorée (4). Je regarde tes mains croisées sur ton plexus, tes ongles bombés, ta grosse chemise, ta tête d’asile, ta tête perdue, tes yeux qui font des poches où je glisse vers le froissé d’un linge blanc. Je te vois respirer sous ta grosse chemise, je remonte vers ta paupière qui se soulève, me soulève. Nous nous regardons.
L’air autour de toi est doux.
Derrière la fenêtre, Francfort, 1902, le joli parc autour du bâtiment (5). Un an que tu habites ici, que ton mari, Karl August, t’a accompagnée ici (6). Tous les jours l’homme rose t’interroge dans son bureau pour voir et écouter dessous ton front plissé (7). Tu ne retiens de lui que l’odeur de cigare et le bruit du bois sous ses pas. Ce n’est pas lui qui te photographie, ce jour-là. Et pourtant toi, la femme-auguste et lui, l’homme-rose, vous retrouverez toujours côte à côte.
Nous n’avons qu’une photo de toi.
Tu es ici parce que l’homme rose t’ouvrira le crâne après ta mort. Tu es ici parce qu’il attend ta mort. L’homme rose se révèlera dans ton crâne; son nom galopera sur le tien (8). Tu es ici pour qu’on oublie ton nom.
1. https://en.wikipedia.org/wiki/Auguste_Deter
2. Le lundi 15 avril 1906, le Docteur Aloïs Alzheimer, membre de la toute jeune Association allemande pour l’hygiène de la race, dissèque le cerveau encore chaud d’Auguste Deter, morte à 56 ans, internée cinq ans plus tôt à l’Asile municipal pour les maladies mentales et les épileptiques (Irrenschloss) de Francfort-sur-le Main. L’heure est décisive, essentielle pour la Neurologie, pour l’Allemagne et pour le Monde, se dit-il peut-être en trouvant ce qu’il cherche dans les tendres organes de sa patiente.
3. Née Johanna Auguste Caroline Hochmann le 16 Mai 1850, on t’appelle Auguste, peut-être parce que ton père s’appelle Johannes.
4. Je ne sais pas pourquoi je te regarde tant. Peut-être à cause de cette photo, peut-être à cause d’Alzheimer dont j’entend trop le nom, et ceux d’autres hommes qui habitent le corps des femmes.
5. Sur les rares photos de l’asile, la bâtisse est majestueuse, entourée de jardins, de vergers, de promenades bordées d’arbres. Il n’y a pas de photo de l’intérieur de l’asile, de la couleur des murs, des sols, des corps dans l’espace.
6. Quand elle entre ici pour la première fois, Auguste est saisie par l’agitation sourde, par le froid. Elle caresse les murs en regardant les pieds du Docteur Alzheimer, petit homme rond, rose, joufflu, qui les précède, elle et son mari Karl August, d’un pas tonique, saluant au passage ses confrères, donnant des recommandations aux infirmières, aux matons. L’homme rose est ici chez lui. Assis derrière son bureau, il allume un cigare, tend l’oreille. Le débit de Karl est rapide — tout a commencé l’année dernière. Elle a d’abord perdu la mémoire, le sens de l’orientation et petit à petit elle ne savait plus qui elle était ce qu’elle faisait et puis elle s’est mise à dire n’importe quoi à nous insulter elle pense que je la trompe elle ne sait plus cuisiner elle ne s’occupe plus de la maison de la petite elle ne lave plus le linge elle cache des objets elle me frappe la semaine dernière en pleine nuit elle a déchiré les draps avant de sortir en hurlant elle était nue j’ai du l’enfermer Docteur. Je viens vous voir sur les recommandations de H. qui est un ami de son père j’ai dû la sortir du lit de force voilà pourquoi elle est en chemise depuis une semaine elle refuse de se laver elle se cache persuadée que quelqu’un cherche à la tuer elle me crache au visage quand je m’approche — il parle encore. Auguste voit peut-être les yeux gris du Docteur se plisser. Sait-elle qu’il passe en revue les patientes souffrant des mêmes symptômes ? Sait-elle qu’il constate stupéfait n’avoir jamais observé ces troubles chez un individu si jeune ? Elle accroche ses yeux à la main dodue qui écrit, aux poils blancs jaillissant du nez rose pour former une moustache en v inversé taillée et peignée jusqu’a la lisière d’une bouche brunie presque jaunâtre, humide. Que dit-elle? Il annonce qu’elle cohabitera désormais avec une masse d’inconnus crasseux dans ce bâtiment crasseux, au sein de son unité crasseuse. Je vous examinerai demain Frau Deter. Une goutte de salive s’est posée sur le chéquier de Karl August.
7. Dans les archives de l’Hôpital psychiatrique de Francfort-sur-le Main, on a trouvé en 1996 ce texte, tapé à la machine :
Examen de Frau Deter, 30 novembre 1901, par Dr Alzheimer
— Comment vous appelez-vous?
— Auguste.
— Nom de famille?
— Auguste
— Quel est le prénom de votre mari?
(Elle hésite, répond)
— Auguste, je crois
— Votre mari?
(Temps)
— Votre mari?
— Ah, mon mari!
— Etes-vous mariée?
— Avec Auguste
— Frau Deter?
— Oui, oui, Auguste Deter
— Quand vous êtes-vous mariée?
— Je ne sais pas, la femme vit au même étage
— Quelle femme?
— La femme où nous nous sommes mariés
— Vous êtes ici depuis quand?
(elle réfléchit)
— Trois semaines
— Quel age avez-vous?
— Cinquante et un
— Où habitez-vous?
— Oh, vous êtes venu chez nous
— Qu’est-ce que c’est?
— Un crayon, un sac, une clef, un cigare
— Où êtes-vous?
— Ici et partout, ici et maintenant, vous ne devriez pas m’en vouloir
— Où êtes-vous maintenant?
— Nous habiterons ici
— Où est votre lit?
— Où devrait-il être?
— Quel mois sommes-nous?
— Le 11ème
— Quel est le nom du 11ème mois?
— Le dernier, si ce n’est le dernier
— Couleur du ciel?
— Bleu
— La neige?
— Blanche
— Combien avez-vous de doigts?
— Dix
— Jambes?
— Deux
— Quel est le nom de votre mari?
— Je ne sais pas
— C’est difficile n’est-ce pas?
— Si nerveuse, si nerveuse
(Je lui montre un crayon, une clef, un cigare, elle les identifie correctement)
— Qu’est-ce que je viens de vous montrer?
— Je ne sais pas
(Je lui montre trois doigts)
— Combien de doigts?
— Trois
— Etes-vous encore nerveuse?
— Et bien c’est Francfort-sur Main
(Alors qu’elle écrit « Auguse », elle répète )
— Je me suis perdue, pour ainsi dire
Durant l’examen physique, elle coopère, n’est pas nerveuse. Elle dit soudain « vous avez entendu l’enfant appeler? Est-il ici? Il appelle. Elle l’entend. » Je la met en isolation. Le transfert jusqu’à sa chambre est compliqué. Elle s’agite, elle crie, ne coopère pas, exprime une panique et répète « je ne serai pas coupée. Je ne me couperai pas.»
8. Aloïs négocie avec le mari ruiné. Auguste pourra rester ici gratuitement à condition qu’il puisse lui ouvrir le crâne après sa mort; il est convaincu que les signes de sénilité dont elle souffre sont les symptômes d’une maladie cachée là qui cherche son nom.
Merci Lisa, le dialogue 7 me fascine