#anthologie #21 | ressassement ou remords

Seule dans la petite foule bavarde qui suit son chemin entre échoppes et table. Seule dans le désert du trottoir sur lequel rebondit la lumière ardente 1. Seule avec mes pensées parmi vos corps, vos rires, vos exclamations et vos muettes ruminations 2. Seule avec mon couffin parmi les sacs de carton siglés dansant au bout des bras 3. Seule comme le chêne vénéré agrippé dans le vent sur une colline défrichée, seule comme une statue de pierre dans un parc endormi, seule comme un cri étranglé, seule comme une pensée muette dans un débat acharné 4, seule comme un sourire furtif, seule comme une plume dans un caniveau, seule comme un chardon entre des roses trémières alignées 5,

Je rentrais dans le crépuscule vers la maison de campagne, et le bois que je longeais chantonnait comme les voix de la veillée 6.

Seule derrière mon sourire barrière où puise force 7. Seule petite silhouette baroque de vieille parmi vos jeunesses éclatantes. Seule à contre courant et mes yeux saisissent fugitivement le silence morne de pupilles dans un visage rieur 8. Seule comme un coeur endeuillé dans une fête amicale, seule comme un phare désaffecté, seule comme un intransigeant dans un groupe d’actifs bénévoles 9, seule comme un matelot aviné longeant le quai la nuit 10, seule comme une fleur poussant contre la gueule d’une gargouille, 

Penchés par dessus le plat-bort du dériveur, côte à côte, nous regardions nos  palengrottes s’effacer dans le vert de la mer frappée par le soleil ; la pinède et les buissons qui entouraient la conque de la baie effaçaient la vie de l’île où elle et nous étions enchâssés. 11

Seule comme la porte fermée sur vos agapes. Seule avec le chien qui pose sa tête entre ses pattes 12. Seule dans l’écoute de vos pleurs 13. Seule et hésitante sur le seuil qui mène à la richesse de ce salon malgré ou à cause de votre accueillante et raffinée antiquité. Seule comme le Huron du conte, comme la voix précieuse de la gentille fille noyée dans un concert de voix charriant avec leur fallacieuse bonhomie les cailloux du ruisseau 14, comme la tache du lichen sur les dalles au fond de la cour, comme un éclair d’ironie filtrant à travers des larmes 15, comme un gant de dentelle sur un billot,

Dans la nuit de Villeneuve lès Avignon, devant le haut portail de l’allée de la Chartreuse j’attends un taxi qui n’arrive pas 16, les yeux levés vers la fenêtre allumée sous les toits d’une maison, rêvant d’un profil penché sur un livre.

Seule parfaitement, immensément, secrètement. 17

1 — seule et habitée par le bonheur absolu de l’être dans le désert inondé de soleil du trottoir

2 — m’interdisant difficilement d’intervenir, au risque d’être grossière

3— avec, je m’en condamne non sans une petite jubilation, l’orgueil de n’être pas vous mes brillantes filles qui vous choisissez de n’être que cela (ce qui est sans doute faux, passons)

4 — et  la force qu’elle prend d’être trésor personnel

5 — un rêve de beauté qui passait par là

6 — solitude qui me faisait presser le pas, ignorer la présence des arbres, leur vie dans la nuit, impatiente pour une fois d’y mettre fin, parce qu’à la veillée était l’aimé

7 — la férocité des simples

8 — la fugitive douceur d’un contact muet qui ne nous dérange ni l’autre, de croiser l’humanité

9 — qu’il reste seul, ce qui compte c’est de soulager, pas de remettre à ce moment en cause toute la marche du monde, juste de se faufiler pour aider

10 — qui pour un temps n’est pas seul, avançant en compagnie avec ses ruminations enfiévrées d’alcool et bercées par lui et chantant en gribouillis rocailleux

11 — non pas seuls mais en petite compagnie et baignés dans la beauté du monde

12 — mais son appel irrésistible à une fraternité

13 — solitude qui est là mais consciente de n’avoir aucune importance, de n’être qu’incapacité à oser s’exprimer maladroitement

14 — souvenir de la gentillesse pleine de bonne volonté d’une nièce irrémédiablement racée, déplacée dans l’entourage avec lequel elle croit vouloir sincèrement  être aimable

15 — auto-ironie qui ne sera pas comprise

16 — ai rarement connu un endroit plus sereinement solitaire que cette belle rue dans la nuit cristalline après la fête

17 — et j’en resterai là, tant pis pour les neuf notes manquantes, je ne suis que moi, dans mon petit immensément.

A propos de Brigitte Célérier

une des légendes du blog au quotidien, nous sommes très honorés de sa présence ici – à suivre notamment, dans sa ville d'Avignon, au moment du festival... voir son blog, s'abonner, commenter : Paumée.

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