#anthologie #21 | quatre avec notes

Il y en a quatre. (1) Quatre photos. J’ai bien compté. Et recompté. Quatre prélevées dans de vieux albums. Quatre regroupées dans le grand album vert. Quatre de toi entre un et huit ans (2) — deux fois quatre. Quatre comme nous quatre (3). Ceux que tu as mis au monde. Quatre comme l’âge de ton arrière-petite fille qui te ressemble, et que tu as eu le temps de connaitre malgré ton éloignement, avant ta disparition. Quatre, le pré carré de la mémoire. Quatre fois une.  Tu disais : pas facile d’être fille unique, tellement choyée. Et tu t’étais dit, tellement couvée, que quand ton tour viendrait, tu aurais une famille nombreuse, toi qui ne l’avais pas eue. Et pour cause : ta mère, sa sœur jumelle, et leur sœur aînée institutrice, prises dans la violence de la Grande Guerre (4) Ta mère au sortir de là, rencontrant son mari, dans une fratrie pleine de garçons, la plupart tombés dans les tranchées. Toi, à un an, avec ton petit béguin autour de la tête. Tu sais, et moi aussi —ma grand-mère te l’avait dit, à l’époque où l’on ne disait pratiquement rien —c’est trop dur, de mettre au monde un enfant. Il n’y en aura pas d’autre. Elle disait sûrement autre chose derrière sa décision : trop dur d’y croire, dans les ombres portées du carnage. Toi sur un banc à barres de bois, un petit chapeau bateau sur la tête, ton air asiatique, ta bouille rigolote. Un peu plus tard, debout, trois ans, cheveux courts, 1930 (5), noir et blanc bien sûr, éblouissante lumière d’été, face à l’objectif, un rosier en arrière-plan, c’est sûrement l’été à Reims. Et encore toi, quatre fois deux, assise sur un autre banc, même frange brune, en robe et chaussettes blanches, bien sage, entre elle et lui, tes piliers absolus— ton père au doux sourire, un bras passé derrière toi et ta mère, robe à fleurs ; on n’a plus peur on continue. Quatre images. Dire que tu ne savais pas la guerre suivante, l’américain de la Libération (6) qui tomberait amoureux de toi et que tu ne suivrais pas car on ne désobéit pas à des parents aimants, puis l’autre rencontre. Nous et ton cri en pleine nuit, en plein cœur, quand ton père a été assassiné, treize ans après la fin de la deuxième guerre (7). D’un an à huit, quatre photos rassemblées. Je t’ai posé tant de questions. Tu as dit ce que tu pouvais. Presque tout. A la fin, beaucoup d’autres images (8). Pourtant, ces quatre-là disent déjà tout.

  • (1) Symbolique de quatre. Dans la tradition judaïque, existent quatre niveaux d’interprétation de la Torah. 1) sens littéral ou historique, qui va de soi 2) sens allusif, allégorique 3) sens métaphorique et homilétique 4) sens secret, mystique. Dans la tradition chrétienne, vers 1280, Augustin de Dacie exprime en vers les 4 sens « la lettre instruit des faits qui se sont déroulés, l’allégorie apprend ce que l’on a à croire, le sens moral apprend ce que l’on a à faire, l’anagogie apprend ce vers quoi il faut tendre »
  • (2) Quatre photos désormais indissociables : écrites. Deux regroupées sur un rectangle de papier jauni avec  en-tête 83, boulevard Jamin, Reims et deux dates, ’écriture penchée de la grand-mère maternelle —28 mai 1928 et mai 1930. Un an et trois ans, mois d’anniversaire, fleurs en arrière-plan. Juillet 1928 la troisième, avec comme un chapeau d’Arlequin en papier sur la tête de la petite fille. Et la quatrième, photo plus grande, aux bords dentelés, une enfant sage assise entre ses parents, dont les genoux sont symétriquement tournés vers elle.
  • (3) Deux garçons, deux filles
  • (4) Celle de 14-18. Quatre ans d’enfer. La ville de Reims bombardée en plein cœur. Cathédrale en flammes. Pluie d’obus. Faubourgs détruits. La bataille de Champagne. Tranchées. Familles décimées. Civils, soldats. Toujours la même histoire.
  • (5) coupe à la garçonne, tendance au cours des années d’après-guerre. Y compris pour les petites filles
  • (6)  Le 23 août 1944, les premiers convois automobiles allemands battent en retraite, empruntant entre autres la rue de Vesle. Le 30 août, vers 7h du matin, les premiers chars américains roulent rue de Vesle, place du Parvis, et place du Théâtre. Tout le monde est dehors.  Le 7 mai 1945, c’est la capitulation allemande. Le général Eisenwower a transféré à Reims son quartier général : le SHAEF occupe les locaux du collège moderne et technique, rue Jolicoeur. Tu as dix-huit ans.
  • (7) article paru dans L’Union le12 ou 13 février 1958. Gros titre en caractères gras :   J M a tué le directeur des caves Veuve-Clicquot parce qu’il s’imaginait que ses chefs « lui en voulaient »
  • (8) images de tes voyages, de nous-tous, de ce que tu as fait de ta vie pour échapper aux ombres.

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.