Sébastien (1)
Je pensais ne pas avoir de photo de toi, mais en fouillant dans le grenier quelques archives lointaines (2) je suis tombé sur cette photographie prise sur la plage dans la baie de Plum (3) en Nouvelle-Calédonie (4). Un jeune soldat en uniforme, treillis, veste à poche serrée à la taille par une large ceinture, les manches relevées jusqu’au-dessus des coudes, le béret bleu sur la tête, un peu en arrière parce qu’il fait trop chaud pour le garder jusque sur le front l’écusson (5) non aligné au-dessus du sourcil droit (6). Un moment de détente entre deux exercices (7), où l’on peut se permettre de déhancher le temps d’une photo. Tu en as fait une presque identique de moi. Tu souris, nous venions certainement de nous marrer à propos d’une connerie. Ces deux photos se confondent, le même décor, la même posture, les sourires, il n’y a que les visages qui changent (8).
Je tenais à te dire que je pense parfois à toi (9), une pensée forte, une sorte de sentiment de culpabilité, un serrement et j’insiste que je ne savais pas que j’avais une photo de toi et cela m’a presque soulagé d’en avoir une, cela m’a permis de me défaire de ce sentiment de culpabilité, si on peut l’appeler ainsi (10). Sans crier gare, un jour est remonté ce souvenir comme une étreinte de laquelle on se débat. Un jour tu as voulu m’embrasser, je t’ai repoussé (11). Tu n’y as peut-être jamais repensé depuis (12). Peut-être que toi aussi tu as retrouvé la photo et puis voilà (13).
(1) Je n’ai qu’un souvenir lointain du prénom de ce jeune soldat bien que nous nous soyons fréquentés plusieurs mois. J’en suis presque certain, mais pas entièrement. En titrant le texte, et après-coup, je pense à l’une des icônes homosexuelles : Saint-Sébastien. Chrétien, ce jeune centurion est condamné par l’empereur Dioclétien à être enchainé à un poteau et à être percé de flèches. Voir le film Sebastiane de Dereck Jarman.
(2) il y a, dans mon grenier un carton comportant des photographies et divers documents se rapportant à cette époque. On y trouve aussi des archives familiales, des coupures de journaux de mes arrière-grands-parents, quelques objets relatifs à mon passé bouddhiste.
(3) Plum est un village de la région du Mont-Dore en Nouvelle-Calédonie se situant à une vingtaine de kilomètres de Nouméa sa capitale. La baie de Plum est magnifique, une longue plage bordée de pins endémiques. La terre orange recouvre le sol jusqu’au sable clair de la baie. Une plante particulière y pousse en rang serré : une sensitive qui dès qu’on la touche se referme. Lors des derniers événements survenus en Nouvelle-Calédonie suite à l’intention du gouvernement français de réformer le corps électoral, des affrontements ont eu lieu et une personne a été tuée à Plum. Le Régiment d’Infanterie de Marine du Pacifique de Nouvelle-Calédonie est basé à Plum, constitué d’un bataillon de six cents hommes, il assure les missions traditionnelles outre-mer de souveraineté, de présence, d’entraînement et de projection des forces, ainsi que le secours comme décrit sur le site du ministère des armées. Nous y faisions notre service militaire, obligatoire pour tous les hommes âgés de dix-huit ans et plus, obligation suspendue par la loi du 28 octobre 1997
(4) https://fr.wikipedia.org/wiki/Nouvelle-Calédonie
J’aimerais ajouter ma propre page à cet article Wikipedia afin d’y décrire l’accueil formidable qui m’a été fait, particulièrement par les Kanaks, Wallisiens et Futuniens. C’est au sein d’une famille wallisienne que je fais vraiment connaissance avec Sébastien.
(5) L’écusson est une broche accrochée au béret bleu marine des troupes d’infanterie, il représente une ancre de marine et une partie de son cordage dans un cercle, le tout doré. Ce n’est pas un écusson, on appelle cette broche un insigne de béret ou un tricorne, certainement relatif à l’ancienne coiffe militaire.
(6) L’insigne doit être strictement porté de cette manière, sur le front au-dessus de l’œil droit. Il existe certaines variantes dans d’autres corps d’armée ou il peut être porté au centre du front. Plus un béret était serré et petit et plus cela démontrait une longévité et une expérience dans le régiment. Ce qui forçait à le porter de plus en plus en avant de la tête. Les durs aimaient avoir l’insigne directement sur l’arcade sourcilière, les nouveaux le posaient précisément à deux doigts au-dessus du sourcil, sur la partie bombée du front.
(7) Les exercices étaient nombreux et divers. Des entraînements dits commandos pouvaient s’étaler sur quinze jours sur une étendue d’une centaine de kilomètres parcourus essentiellement à pied, parfois en camion de troupes, en bateau… nettoyages divers et variés, travaux de peinture, déblaiement de routes…
(8) Sébastien a un visage doux et fin bien que les conditions particulières sur place aient tendance à en endurcir les traits.
(9) Nous sommes plus de trente ans plus tard.
(10) Il emploie volontairement ce qu’il ressent de cette manière, car il ne saurait dire, décrire ce qu’il se passe en lui, une sorte de blessure personnelle.
(11) C’est un soir de permission après une journée passée à la rivière avec la famille Tokotuu. Rentrés à Nouméa, ils passent la soirée au café de Paris, place des cocotiers. Ils avaient bien bu. La scène se déroule dans les toilettes. La manière dont le narrateur a repoussé son camarade était un peu musclée et il n’y avait aucune raison pour qu’il refuse bien au contraire, mais l’acceptation des homosexuels dans l’armée et au sein de la société même l’a contraint à ce geste. Ou bien un geste envers lui-même devant la difficulté de s’accepter.
(12) Il est conscient au contraire qu’il a blessé son camarade et qu’il s’est blessé lui-même sur l’instant… et à postériori en ce qui le concerne puisqu’ils ne se sont jamais revus.
(13) Ils ont tous deux un exemplaire des deux photos. Ils sont allés les faire développer ensemble. Il a quitté la Nouvelle-Calédonie avant Sébastien.