Des années après le Covid, il porte encore le masque. Si vous lui demandez, il répondra que c’est par précaution, qu’en Asie, les gens sont habitués à mettre des masques depuis toujours, se protégeant de la pollution, protégeant leur famille d’un virus attrapé. Alors pourquoi n’en porterait-il pas ici ? Même si personne ne comprend, ça le regarde ! D’ailleurs, n’était-ce pas ridicule ces Français qui se disaient oppressés par le masque durant la pandémie, à croire qu’ils étaient forcés à être muselés, voire sous camisole de force… D’autres disaient que ne plus voir le visage des gens les angoissait ! Lui en était ravi, il n’était plus mis en demeure d’interagir d’une manière ou d’une autre, bien au contraire, la loi était de son côté. Cette période lui manque, moins de monde dans mes rues qu’aujourd’hui. Mais ce n’est pas la raison pour laquelle il porte encore un FFP2, qui filtre l’air inhalé et rejeté, supposé être d’une durée de huit heures maximum. Le sien date de plus d’un an, peut-être plus. À l’intérieur, le polypropylène est imprégné de taches jaunes et vertes, ça ressemble à un vieux dégât des eaux. La saleté ne le dérange pas pu bien il ne se rend plus compte. S’il porte ce masque, c’est pour cacher son visage, en particulier ses dents qui en une année se sont toutes déchaussées. Son sourire est devenu repoussant, son haleine est fétide, même pour lui, et il enchaine les gingivites. Il a même du mal à manger la bouche fermée. Lui-même médecin, il sait qu’il a besoin de soins. Mais il en a si honte qu’il n’ose même plus aller chez le dentiste. L’idée même d’ouvrir la bouche devant quelqu’un l’angoisse profondément. Il est également très seul, il s’est isolé de lui-même, disant vouloir s’éloigner du monde des hommes, qu’il est mieux ainsi, dans sa ferme, avec les arbres et les fleurs, l’horizon pour seul ami. Sa soi-disante position philosophique de misanthrope est sa façon de (mal) cacher sa phobie des autres. Les rares fois qu’il vient en ville, quand il marche dans les rues, il choisit les heures les plus creuses, fait des grands détours pour éviter de croiser le moindre passant. Il possède également un vieux téléphone décharger pour faire semblant qu’il appelle, au cas où croiser un humain serait inévitable. Je ne comprends pas pourquoi il ne feint pas ses faux appels avec son téléphone actuel, il suffirait de le mettre en silencieux, mais il préfère en avoir deux, le vrai dans sa poche droite, le faux dans sa poche gauche. Peu importe le temps, il s’habille avec des très vieux habits, bien trop grands pour lui, ce sont ceux de ses enfants aujourd’hui partis, très loin, ils ont ma quarantaine aujourd’hui mais lui gardé leurs vêtements de leur adolescence, ainsi il porte un jean ultra large sur lequel il a fait un ourlet afin de ne pas marcher dessus, tenu par une ceinture en cuir beige fine YSL, peut-être une ceinture de femme, serrée jusqu’au dernier trou, un teeshirt des Lakers ou de Nirvana qui lui arrive au genou, sur lequel il met un polo Lacoste délavée, sur lequel il rajoute une chemise offerte récemment à Noël, il y a toujours l’étiquette dessus, sur laquelle il rajoute une seconde chemise en velours orange, le tout recouvert d’une vieille veste en cuir noir, acheté dans une boutique de luxe, dans les années 80. Il porte toujours un béret sur un bonnet, même en été. Il n’est pas pauvre, bien au contraire, il est même assez aisé. Il roule en Porsche Carrera. Il ne veut pas en changer, malgré son grand âge, et malgré le fait que son bolide attire les regards, les chauffards qui veulent faire la course avec lui sur l’autoroute, il préfère la garder, malgré la gêne de la conduire, toujours masqué, il évite le plus possible les grands axes, privilégie les petites routes de campagnes, il fait d’immenses détours pour augmenter les chances de ne croiser personne. Et quand une voiture a le malheur d’apparaître dans son rétroviseur, l’angoisse lui prend le ventre, et il lui arrive, bien souvent, de se garer un instant sur le bas côté pour laisser passer. Il lui arrive souvent de hurler seul, ce n’est pas un cri de détresse, qui précèderait un sanglot, non c’est un cri animal, un cri dirigé vers je ne sais qui, un cri qui cherche à faire sortir de lui toute l’humanité qui l’encombre.
(1) c’est forcément caricatural, mais je ne peux que forcer le trait pour m’autoriser d’écrire à son sujet. Il faut qu’il devienne personnage et tout sera permis
(2) il faudrait aller plus loin, dire à quel point il peut être gentil, parfois trop, par culpabilité mais pas seulement.
(3) pourquoi il ne reste aucune trace de mon admiration pour lui ?
(4) suis-je entrain de faire son portrait pour me venger de l’avoir un jour aimé ? Lui reprocher ce qu’il est devenu ? Suis le seul à lire le ressentiment qui habite ce portrait ? Il faut s’en débarrasser.
(5) c’est trop court il faudrait continuer, nuancer. Est ce avoir regarder les chaines d’informations ces derniers temps qui me fait prendre de tels raccourcis ? S’en méfier.
(6) le regard, avec les sourcils en bataille trop longs, qui lui donnent un air étonné, même quand il ne se passe absolument rien.
(7) sa voix, ses nuances selon l’humeur, sa beauté, sa profondeur lorsqu’il lit à haute voix. L’impression en l’écoutant de palper son plaisir de lire.
(8) ce je m’autorise est remis en question dans l’écriture, plus que lorsque je prends des photos. Finalement, en photographie, dans ma pratique, tout est matière, aucun voyeurisme. On me reproche parfois de saisir des visages qui ne seraient peut-être pas consentants. Mais est ce qu’on demande à l’arbre, à la fleur, au chien, au lampadaire son consentement ? Les êtres sont parmi les choses, ils n’occupent pas une place plus importante qu’une plante ou un objet à mes yeux. Tout dépend l’intention de départ, l’origine du geste, d’où vient le désir de saisir. Dans l’écriture, je n’ai jamais eu aucun reproche, parce que la fiction couvrirait les personnes d’un masque de personnage. L’image serait donc plus révélatrice que les mots ? Je ne le pense pas. Pour moi, ce que j’utilise des proches dans mes phrases me semble toujours interdit, à tel point que je n’ose publier ce que j’écris.
(9) comment écrire des odeurs sans passer par une suite d’adjectifs, comment ne pas retranscrire mais faire sentir. Peut-être lire le livre de Ryoko Sekiguchi. ça me fait penser qu’il m’a un jour parlé récemment de l’odeur de son compost. S’il sent les ordures ou l’haleine sèche du matin, c’est qu’on y a jeté n’importe quoi, quand il se,t le sous-bois, comme le mien,
(10) ne pas mentionner explicitement son origine, s’y tenir. on le ramène toujours à elle. Sentiment tenace d’être constamment à l’immigration ces derniers temps.
(11) j’écrirai un jour sur sa mythomanie, même pour les choses les plus futiles. Me sens pas encore capable d’y faire face. Quand il sera mort, ce sera plus simple.