J’imagine que c’est l’un d’eux, un des R, René ou Raymond ou peut-être papa, il est bien terminé le temps de demander (1) entre ceux qui sont partis dans l’euphémisme définitif et les béances croissantes de la mémoire de nous les autres. En tout cas c’est pris devant la maison au bord de la piètre route. (2) (Tu dis chaque année on va aller à la maison pour voir pépé … là qu’il habite depuis… et que c’est bien malheureux… pire un scandale de l’avoir laissé là-bas tout seul, en plus avec son reste de santé, parce que l’autre… Tu ressasses tout ça chaque fois avant le départ en vacances, en évitant même de prononcer le prénom tant ta fureur le dévore, et tes yeux brûlent et tes joues s’empourprent de rage, pareil.)(3) La bâtisse apparaît en montant encore un peu après le virage en épingle noire.(4) On arrive toujours de nuit – au mieux dans la grisaille toute fatiguée du matin (5) – mais jamais au grand jamais dans du clair. C’est ton expression. Tu l’assènes comme un avertissement de secousse sismique irrémédiable, une menace radicale – fait toujours penser à un pays dévasté, un désert monotone et poudreux – aussi un refus irrémédiable, mais de quoi ? – ton grand jamais (6) : les restes inhospitaliers d’un pays calciné et toujours une braise prête à s’embraser à nouveau. Devant, la même route plonge à l’opposé sous le pont de pierres de taille, se greffe sur l’embranchement rétréci pour rejoindre le centre du village crasseux, plus resserré. Ça on ne le sait pas bien sûr, ni ne le voit vraiment, à la limite du hors champ. À peine ébauchée sur la droite, derrière la communiante et les enfants endimanchés autour d’elle, (tu la trouves mal élevée, tu penses qu’elle est insupportable, toujours à parler trop fort, à protester, n’en vouloir faire qu’à sa tête. Tu n’es pas sur la photo mais tu n’en penses pas moins, tu surveilles que les habits restent propres avant le restaurant ou peut-être l’église !) – la façade et les briques de l’encadrement arrondi de la porte de la cuisine elle-même invisible derrière les doubles volets battants clos (7) – située à peine à deux trois mètres en recul de la chaussée élimée.
Sur l’autre photo, une des très rares et minuscules fenêtres noir et blanc, vraiment pas le genre de la tribu, comme chaque fois non datée, plus vieille, plus petite, un autre angle – j’aperçois nettement devant la maison la démarcation d’un muret bas, en briques également, avec son portail blanc. Tu es là, jeune, à peine plus de la vingtaine, à demi-allongée sur le rebord. Tu as pris une pose faussement décontractée, légèrement aguicheuse, le dos bien droit, en appui sur les bras jetés en arrière, la tête légèrement tendue vers le ciel pâle. (8) Est-ce-que tu t’es prêtée au jeu ? Est-ce que tu l’as proposé : « Et si je me mettais là comme ça ? » Est-ce-que tu as pensé à une actrice du cinéma de la ville ? – Ou alors il t’a raconté une de ses blagues : « On dirait Simone Signoret » surtout qu’il a un petit air de Reggiani ! Tu as ri ! Tu as lâché : « Tu es bête », ça voulait dire je t’aime, ça voulait dire la vie. (9)
Il a dit – n’importe lequel derrière l’appareil – mais c’est un homme – certitude inébranlable selon ma compréhension des femmes de la famille à cette époque. (Les familles changent bien un peu, mais toujours cette illusion étrange d’en savoir pour de vrai (10) quelques rouages essentiels conservés intacts sous la peau même des quelques clichés.) Savoir superficiel et lacunaire, si peu pourtant tenu pour certain : jamais au grand jamais l’une d’entre elle n’aurait pu se retrouver derrière le viseur.
La troisième photographie est du même format que la seconde. On y voit en arrière-plan la silhouette de la 4CV qui accompagnait les départs en vacances vers la maison des deux précédentes. Une couverture claire est étalée sur le plus sombre de l’herbe. Tu es assise sur le tissu et tu consens à la photo souvenir du pique-nique. Tu n’as plus la légèreté de Simone Signoret et de son Reggiani. Tu diras peut-être que les soucis, les enfants, l’éloignement, la vie, tout déjà parfois t’encombre. (11)
Il aura dit – n’importe lequel derrière l’appareil – l’homme – qu’il faut aller faire une photo souvenir de la cérémonie devant la maison mais les grands volets fermés la montrent décor inhabité. (12) Tu as fait un pas de côté. (13)
1. J’ai eu plusieurs occasions de « demander », mener l’enquête sur (autour) d’une ambiance familiale énigmatique et lourde, faite (comme c’est fréquent), de non-dits, de querelles et alliances etc… par définition incompréhensible, inintéressante sans doute, sauf à usage de clarification interne. Pourquoi les avoir si souvent négligées, repoussées, ou bien constaté que je me noyais très vite dans des verres d’eau et des sables mouvants ?
2. Je l’ai revue il y a trois ou quatre ans. Bien sûr elle est vendue, la route s’est élargie, mais je l’ai « sentie » : l’étrangeté de ces lieux qui font partie de nous sans savoir vraiment de quelle manière…
3. Ce que je déteste écrire. Là où je recule. Comment et avec quoi contourner ?
4. le virage est « ailleurs » mais je n’en ai pas retrouvé l’endroit précis. Le souci de vérité se heurte à l’histoire reconstruite qui ne se laisse pas démonter. Comme si je m’accrochais de toute force aux lieux et objets d’une atmosphère… Le virage en épingle à cheveux donnait plutôt accès à un garage pas loin de la maison, « au-dessus » d’elle, dans le souvenir. Bricolé en bois, quatre murs de palissade un peu disjointe, le chapeau pointu d’un toit, peut-être de tôle, une porte grossière avec de gros gonds et qui sent l’âcre le goudron ou la créosote (forcément ! un pays de mines) – une brûlure d’émeri depuis le nez jusque dans gorge – interdit depuis au moins trente ans – encore utilisé – inoubliable tatouage olfactif.
5. L’arrivée de nuit, dans la grisaille, c’est l’arrivée surprenante non pas « à la maison », mais dans « le pays » industriel qui l’entoure, la région de Viviez aujourd’hui totalement dévastée et délabrée sur le plan économique… C’est aussi étonnante rancœur de n’avoir pas « les mêmes vacances » que les autres qui partaient au bord de la mer et racontaient à la rentrée.
6. Un projet. Écrire le grand jamais sans savoir encore ce que c’est… Je l’associe à la cartographie lacunaire de mes images et histoires d’enfance : à buter constamment sur les mêmes îlots dérisoires, tout toujours s’efface, parfois surgit dans un battement de cils, à nouveau se dissout. Mais sur la photo c’est bien la vieille maison en marge du bourg industriel, haute de deux étages indépendants, étroite, l’escalier sur le côté et le balcon pour l’entrée du haut, la rambarde de rouille à tenir à pleine main dans l’odeur de ferraille et les minuscules grains devenus soyeux sous la peau des doigts.
7. Bien sûr des souvenirs, des images, des personnages derrière les volets… Le fourneau en fonte, le torchon sur la barre métallique, la table de cuisine en formica, le seau à charbon, le visage rond de pépé toujours en bleu de travail… Sa douceur floue.
8. Je ne sais plus où est cette photo. Je l’ai vue. Il faut que je la retrouve.
9. Tu es bête et le rire. À nouveau j’entends et je vois. C’est consolation.
10. Aussi la formule revenue : « il va falloir payer vos séances avec du vrai argent, comme disent les enfants. » Des mots qui soudain font vrai. Le grand jamais : une source inépuisable du vrai, sa réserve infinie ?
11. Je repense au « débarras » ou au « cagibi » ou encore placard à balai où sont remisés sacs plastiques chiffons boîtes qui peuvent toujours servir : « on ne sait jamais », tout ce qui encombre mais ne peut être jeté. Aussi à la Gardienne (anthologies #5). Et une autre phrase : « on ne peut jamais être tranquille » comme si seule la mort. Je ne sais pas ce que je vais en faire. J’aimerais pourtant tellement écrire joyeux. Mes choses que je ne sais pas jeter ?
12. la preuve que non, note 7.
13. Tu as longtemps détesté être prise en photo. « À quoi je ressemble… ? » Une image non humaine sortant d’où ? Un masque ?