Il[1] regarde le chat[2]. Le chat est dans le Bureau[3], il est dans le Bureau[4]. Bureau pour la pièce[5], Bureau aussi pour la table sur laquelle il écrit, une grande planche posée sur des tréteaux invisibles[6], une planche de bois clair. Elle est vaste et elle est recouverte principalement de papiers. Le désordre est modéré[7]. On voit encore la couleur claire du bois[8]. Il y a des lettres, il y a des livres ouverts, il y a des feuilles de notes[9], il y a des feuilles imprimées, il y a des invitations, il y a des demandes[10], il y a des notes[11], il y a un ordinateur : un parallélépipède petit[12] par rapport à la surface de la table[13] et un écran[14] et cet écran est maintenant éteint[15]. Il est gris sombre. Il y a aussi un clavier, pas un clavier de musique. Il ne parle pas de la musique, il ne parle[16] jamais de la musique, il ne s’aventure pas dans la musique[17]. C’est un clavier où écrire, un clavier[18] où chacune des touches représente une ou plusieurs lettres et des signes typographiques. C’est sa grande affaire, l’écriture. C’est sa grande affaire, celle de l’écriture[19]. Devant, au-delà de l’ordinateur, il y a de l’espace[20]. Ce n’est pas une pièce où le Bureau est contre le mur ou devant une fenêtre, l’aisance règne et permet de très longs développements[21]. On peut circuler autour de lui, une caméra pourrait tracer un cercle[22], une[23] photographe essayer tous les angles de cadrage. Un grand Bureau dans une grande pièce[24]. Au-delà de l’espace qui est au-delà du Bureau, pour le regard de celui qui est assis devant le Bureau, une baie vitrée, une ouverture sur le dehors, une ouverture presque invisible, mais qui pourtant a[25] son cadre et il regarde le cadre en même temps qu’il regarde le dehors et en même temps qu’il regarde le dedans et au-delà[26]. La vitre n’est pas absolument transparente. Elle déforme, elle éloigne et rapproche, et par son cadre même, modifie le dehors, dans ce que le dehors n’est pas complètement à portée de l’œil. Ce dehors, c’est d’abord de l’herbe[27], modérément laissée à elle-même, modérément pelouse[28]. Encore en avant, une autre table, mais ce n’est pas un bureau, c’est une table[29] pour jouer à deux. On se renvoie la balle, une balle très légère, blanche, très légère, avec deux raquettes[30]. Cela n’a rien à voir avec ce qu’il écrit en lisant des textes. Et puis un arbre. On ne sait pas le nom de l’arbre. Est-ce qu’il y a des noms d’arbres dans ce qu’il écrit [31]? C’est un jardin en fait, un jardin à l’abandon, un jardin quelconque, lui qui honnit plus que tout le quelconque. On ne sait pas s’il fait glisser le panneau de verre pour sortir, pour aller marcher dans l’herbe, pour aller jouer au ping-pong[32], pour penser dehors, ou bien s’il reste devant cette image. À droite de la baie vitrée, à angle droit, on devine un pan de mur, mais il est recouvert par des étagères, on dit aussi bibliothèque, même si c’est une bibliothèque sans livre, des étagères blanches, des étagères neutres, des étagères de bureau, pas des étagères de lettré[33] ou d’amoureux de livres. Elles sont remplies de dossiers, de cartons contenant des feuilles de papier, des dossiers : des correspondances, des copies, des mémoires, des devoirs, des invitations, des manuscrits. C’est l’archive[34] comme en ont les cadastres ou les polices. Un nouvel angle droit[35]. C’est ici une bibliothèque[36]. Un ensemble de livres avec un classement[37] par matière, par auteur, des livres de pensée et de sérieux[38]. Il y a aussi des objets devant les livres. Il y a des cartes postales[39], certaines sont des images que vous connaissez déjà, celles des maîtres[40]. Punaisées sur la tranche d’une étagère, des photos, sans couleur, floues, petites[41]. Il semble heureux sur les photos, il a plus de cheveux que maintenant[42], il est à côté d’enfants, nés presque[43]. Il ne regarde pas l’enfant, mais l’œil qui le photographie[44], il regarde le regard de celui qui le regarde[45]. Le chat le regarde, hors du langage[46]. Du quatrième[47] pan de mur[48], rien ne sera dit[49].
[1] Le nom ne sera pas dit. Il en d’ailleurs changé légèrement.
[2] Un chat philosophique. On ne saura ni sa race, ni son sexe, ni sa couleur, ni ses lieux préférés.
[3] Le Bureau comme le Château. Lieu de l’enfermement pour qui écrit en pensant. Passer du Bureau à la Chaire, de l’Estrade au cercle du Séminaire, du rond de lumière cible des caméras au siège d’avion. Pas de dehors : songer aux colloques à lui dédiés dans une ancienne abbaye. Être devant un moteur démonté, empiler des cartons, déchiffrer un mode d’emploi, patienter face à la folie : en quoi la prose en aurait été changée
[4] « … avec un petit bureau de 10 mètres carrés et sans secrétaire, on pouvait représenter tout le « savon de Marseille » en Afrique du Nord – je simplifie un peu. »
[5] C’est la pièce noble dont on sait qu’elle est en dans une maison (une unité locative pour parler la belle langue de notre siècle). Il faudrait garder à l’esprit, au regard, qu’il y a, invisibles, un compteur électrique, des verrous aux portes extérieurs, une ou plusieurs chasses d’eau, des placards avec des réserves alimentaires, des marches d’escaliers, que tout cela fonctionne, est en ordre, avec des flux monétaires, des heures de temps humain.
[6] Douteux : probablement un bureau affectant la forme d’une table, ne s’appuyant pas sur les colonnes de tiroirs. Un bureau directorial (j’avais écrit dictatorial).
[7] Désordre arrangé.
[8] Inventé : c’est la table où j’écris que je décris.
[9] Illisibles.
[10] Être au centre, demandé, honoré. Imaginer la table de Baruch, quoi sinon la poussière de verre ?
[11] Répétition. Je ne corrige pas : c’est le jeu.
[12] C’est un Mac, première version. Tout le reste pourrait être contemporain, mais le modèle signe son époque. L’image en cela démodée.
[13] Table ou bureau ? On en revient toujours à la table malgré la tentation du bureau.
[14] « L’« écriT, l’écrAn, l’écrIN » »
[15] Il écrit d’ailleurs : « Ensuite, l’histoire continuant, j’ai écrit de plus en plus « à la machine », comme on dit, à la machine à écrire mécanique, puis à la machine électrique, en 1979, puis enfin à l’ordinateur, vers 1986-1987. Je ne peux plus m’en passer maintenant, de ce petit Mac, surtout quand je travaille chez moi ; je n’arrive même plus à me rappeler ou à comprendre comment j’ai pu faire auparavant sans lui. C’est une tout autre mise en train, un tout autre exercice de « mise au travail ». Je ne sais pas si la machine à écrire électrique ou l’ordinateur nous rendent le texte « trop lisible » et « trop clair ». Le volume, le déroulement de l’opération obéit à un autre organigramme, à une autre organologie. Je ne ressens pas l’interposition de la machine comme une sorte de progrès dans la transparence, l’univocité ou la facilité. Nous participons plutôt à une intrigue en partie inédite. »
[16] Je dis (je devrais dire (écrire) écrire) parler au lieu d’écrire volontairement.
[17] C’est vite dit, et faux. C’est effectivement rare. Une proposition, parmi d’autres : La musique est ce qui reste, quand l’être se tait. Il a également parlé côte à côte avec la musique un soir jusqu’à être hué.
[18] Premier sens donné par Littré : Petite chaîne ou anneau de fer pour réunir les clefs. Anciennement, le clavier faisait partie de la parure des femmes. J’extrais à ma guise de la suite de l’article : L’étendue d’un instrument quelconque. Clavier, dans l’ancien français, signifiait celui qui porte les clefs.
[19] Ici bifurcation à venir, à écrire.
[20] Ici, un bête espace volumétrique, euclidien. L’espace mystique n’est pas le genre de la maison.
[21] Laissé en note : aisance des postes d’enseignants dans les prestigieuses universités américaines (l’abbaye encore), deux à la fois, les ventes des livres fameux à mesure qu’ils sont difficiles à lire. Aisance de pouvoir écrire et publier des textes longs, de pouvoir parler sans limite de temps et d’être religieusement accueilli, écouté.
[22] Est-ce que la caméra dessine par son mouvement même ? Est-ce que l’instrument à écrire par sa course, sa titubation, sa danse dessine autre chose que le sens des mots tracés ?
[23] Sujétion et séduction sous-entendues.
[24] Le tour du bureau est fait désormais mais rien sur le siège. Signe de l’époque, de la position, de la position par rapport aux positions : chaise ou fauteuil ancien, chaise de bureau, ergonomique, roulettes..
[25] Le correcteur non humain propose au lieu du verbe avoir la proposition à.
[26] Phraseux. Élaguer. Tout le texte tomberait peut-être alors.
[27] « La platitude d’abord ayant été dite,
la verticalité de l’herbe nous ressuscite. »
[28] Pas pré.
[29] Mention oubliée du filet central. Tendance à se détendre, à s’incurver. Robert Frost : “Writing free verse is like playing tennis with the net down”. Quel filet, quelles mailles dans cette pensée ?
[30] La table est vide, comme l’est celle qui est au centre de la vidéo du fils (voir autre notes sur les fils) : https://vimeo.com/309731109
[31] La nature est peu présente dans ses phrases. Rapprocher cela de son refus d’accepter la mort affirmée dans son dialogue testamentaire ? – On verra comment tu te comporteras lorsque tu reconnaitras près de toi l’odeur de la terre fraichement retournée, quand tu sauras en toi que l’heure est là.
[32] Comme Louis Poirier distinguait les écrivain myopes (Breton, Proust) et les écrivains presbytes (Chateuabriand, Claudel), on pourrait les classifier selon les sports à raquettes (tennis, ping-pong, squash, pelote basquaise, paume, padel). À faire.
[33] Terme désuet (qui d’autre que Quignard l’utiliserait ?) introduit à dessein.
[34] Quel pouvoir pour cette archive ?
[35] Il n’y a rien dans un angle. L’angle est dans la limite. La vie dans les angles – à écrire
[36] « En grec déjà, bibliotheke désigne la case pour un livre, le lieu de dépôt des livres, le lieu où l’on pose, dépose, fait reposer, le lieu où l’on entrepose les livres ; bibliophylakion, c’est le dépôt ou l’entrepôt de livres, d’écrits, d’archives non livresques en général ; et bibliopoleion, c’est la librairie, nom qu’on a souvent donné à la bibliothèque, et qu’on lui garde, comme vous le savez, en anglais (library). »
[37] Mettre à la lumière le classement, en particulier ses défauts.
[38] Quel enfer pour cette bibliothèque ?
[39] Un livre s’appelle la Carte postale
[40] Le charlatan viennois de profil, un cigare à la main. Un cliché.
[41] Il y avait de ces photographies dans les boites familiales. Ce sont celles où les parents sont jeunes, les frères et sœurs en dehors ou au bord encore du langage, celles où je ne suis pas.
[42] Là, comme dans la première phrase pourrait advenir la description de son visage. Ce serait vain, et trop osé. Quelques traits seulement, comme pour par dessin égarer : la tête légèrement baissée dans l’acte de regarder ou de fixer et de concert les lèvres rassemblées et serrées.
Est-ce que le chat en aurait un de visage ?
[43] Combien de fils par leurs noms ? Celui de l’apôtre qui renie, celui qui sous un autre nom est l’amant de la Métaphysique, celui qui auquel n’a pas été reconnu le nom.
[44] Il met en garde.
[45] Il est en pose, composé, quand la figure de l’improvisation est souvent mise en avant.
[46] C’est là que commence le livre. J’arrête de me moquer
[47] Obsession du carré.
[48] Est-ce un mur ou une cloison ? Dire mur ou paroi ?
[49] On suppose ici mais cela n’est pas dit que ce pan de mur est vide. Cela pourrait faire basculer le texte. La bibliothèque et les archives ont été vendues à une université américaine. Est-ce que ce pan de mur est encore là ? Est-il à vendre ? Qui le revendique ? Un esprit sensé avancerait qu’il y là une porte puisqu’elle n’est pas décrite précédemment. À moins que la seule entrée dans la pièce soit la baie vitrée. Ou bien (arrêtons de feindre d’être sensé) que l’on peut sortir de la pièce mais pas y entrer.
Magnifique et quel travail d’orfèvre. J’aime beaucoup entre autre – la verticalité de l’herbe nous ressuscite. Merci.
J’avais oublié les guillemets : ce sont deux vers du pré de Ponge.