J’ai des photos de toi (1). Des vidéos (2). Des tirages agrandis (3). Tu es aux écrans, tu es autour (4). Chez toi aussi. Mais il y a une photo. Tu la montres souvent. Tu la sors de l’album comme si le flou venait du plastique protecteur et non du temps (5). Tu ris, caresses cette jeune femme que tu dis être toi. Tu passes ton doigt et l’évidence d’un baiser par ce simple toucher (6). Tu montres cette photo de toi du temps où les photos étaient rares. Approximatives et d’une étrange expressivité (7). Le trouble de toute identité, présence semblable et différente (8). C’est moi, j’ai dix-sept ans, je joue dans une pièce de théâtre. Tu dis (9). Tu serais la mère à qui l’on retire ses enfants, la folie immédiate de la mère (10). Ta bascule et le public témoin (11). Je vois un corps déployé en diagonale, semblable à un éventail ouvert. Le mouvement si exagéré qu’il semble s’animer sur le plat du papier au noir affadi. Mouvement de corps arrêté depuis ta jeunesse (12). Ce toi que je ne connais pas, qui ne me connais pas (13). Ce toi comédienne et c’est comme si la photo aussi jouait entre nos mains (14).
(1) elle aime être prise en photo ; elle vérifie toujours et exige d’effacer quand elle ne se plaît pas ; j’essaie de comprendre ses critères pour mieux la comprendre ; garder ou supprimer, même quand je ne suis pas d’accord — ses photos, sa décision ; son droit à l’image entre nous aussi.
(2) c’est venu un jour ; le désir de la filmer ; poser des questions et la laisser développer ; elle joue devant la caméra, elle aurait pu être comédienne ; elle répond sérieusement, se corrige ; parfois de longs silences et ses yeux la relaient ; ou des grimaces ; sa voix aujourd’hui, sa voix après elle ; j’accumule les vidéos, je réécoute aussi les enregistrements audio ; esquisses d’un projet éveillé sans préméditation ; un film abécédaire, ma mère et le Liban ; sans l’avoir planifié, sans parvenir à commencer.
(3) à sa mort, je les sors de mes tiroirs ; elle me regarde en grand.
(4) elle n’a pas de smartphone, elle ne veut pas s’y perdre ; mon frère la convainc d’accepter son cadeau, une tablette ; comme appât, une immense quantité de nouvelles photos qu’elle ne verra jamais dans les albums de ses étagères ; elle apprend à glisser le doigt mais elle exagère le geste, ça lui donne un air d’actrice de cinéma burlesque ; on lui rajoute régulièrement de nouvelles photos, elle regarde souvent les mêmes ; elle n’oublie jamais de charger la tablette — seul objet numérique de la maison.
(5) les albums envahissent la bibliothèque du salon, envahissent les tables en ces rendez-vous improvisés autour des photos ; elle regarde à peine certaines, sur d’autres elle s’attarde ; commente (les mêmes remarques reviennent) ; les émotions associées ; un jour je cesse de lui dire qu’elle se répète, m’amuse de ses éventuelles variations ; comment peut-on se répéter avec autant de spontanéité et de fraîcheur ? comme premières fois.
(6) elle a cette grâce, s’aimer — ça la sauve de tout.
(7) peu de nuances et le reste s’exprime, libre de tous détails ; en désordre, au hasard ; on croirait ouïr la voix des matières picturales.
(8) il nous arrive de nous confondre sur les anciennes photos.
(9) me dire qu’elle aurait pu avoir une autre vie ; je n’aurais pas existé.
(10) mère déjà.
(11) elle évoque l’effet sur le public ; sa folie crédible ; l’article dans le journal local ; je ne saurai jamais comment elle s’est retrouvée au théâtre dans ces temps d’austérité féminine ; elle est grondée par son oncle (son père est en voyage) : non tu ne seras pas comédienne, pas de ça chez nous.
(12) on s’arrête de grandir à l’âge des nostalgies.
(13) je la regarde comme étrangère ; si j’existe en ces temps, c’est enfant confisqué, orpheline déjà.
(14) elle détaille à chaque fois (donne des preuves) ; le récit tourne à la légende, comme irréel.
Quelle grâce que ton écriture, Gracia, sincèrement… J’espère que ta maman a pu te lire (si c’est vraiment d’elle dont tu parles ici. Je me le demande car pour ma part, la fiction l’emporte le plus souvent sur la réalité…).
merci beaucoup Marlen, tes mots me touchent énormément. un mélange de fiction et de réalité. je ne pense pas qu’elle se doutait être autant écrite.
J’espère pouvoir écrire un jour aussi joliment sur elle, je ne sais pourquoi quelque chose me retient.
Touchée, très, pudeur et délicatesse avec toi, toujours
oh Perle, ça me touche tellement… merci pour tes mots, émue, merci merci