(A) c’est une photographie de groupe. Tu te trouves au dernier rang comme sont les grands : « W. mais il a une tête en trop »dira cinquante-cinq ans plus tard ce médecin Polonais (1) dans le documentaire. (2) Cette photographie je l’ai toujours connue, elle dépassait (3) de la poche intérieure de la mallette (4) que tu trimbalais avec toi dans les studios de cinéma ; et quand tu changeais de mallette, parce que le temps use les choses, l’image survivait. Un jour j’ai su que tu étais sur la photo. Je l’ai su; j’ai oublié comment. (m’aurais tu demandé de te retrouver dans l’image comme on le fait montrant à son enfant une de ses vielles photos de classe (5) , tu ne demandais jamais rien mais tu adorais les mauvaises blagues (6) ). C’est une photo pleine de têtes dont la tienne au dernier rang : têtes, crânes (7), ce sont les mots je crois. Une trentaine visibles. Ceux des premiers rangs ont des bustes et un début de jambes, ils portent des vêtements, certains rayés (8), d’autres unis et sombres : trop grands. Deux portent une écharpe. Tu es derrière une haie d’autres semblables un peu comme des ombres; je ne vois que ta tête et le début d’un col; tu ne portes pas d’écharpes autour du cou; tu ne portes jamais d’écharpe, ni de gants, jamais de manteau. À presque quatre-vingt quatre ans tu attraperas la mort dans un funérarium. Je t’avais dit de te couvrir pour l’enterrement de M. Au père Lachaise ce 18 février on grelottait. Tes pommettes avaient bleui. Tu n’as jamais voulu te couvrir : tenir tête à la camarde tu savais faire (« qu’elle ose regarder mon nez, cette Camarde (9) ! Il lève son épée. Que dites … je me bats ! je me bats ! [Il fait des moulinets immenses et s’arrête …) – tu n’as jamais beaucoup lu, lui tu aurais pu le réciter par cœur. Je cherche ton visage parmi les leurs. Je cherche leurs visages. Vous en trous noirs. Je veux distinguer vos visages (10) . Je veux les arracher, à leur nuit. Lentement j’apprends à vous distinguer. Eux. Toi.
Je te rapproche des images d’avant : tu as seize, dix huit, vingt-deux ans à vingt-trois tu seras arrêté dans un train à Grenoble, torturé, puis emporté dans un autre et – je cherche ta ressemblance. Grand athlétique, blond roux dit-on. Je te cherche de toi à toi. Deux ans plus tard tu as vingt-cinq. C’est toi là, mâchoire étroite, maxillaires enfoncés, orbites rapprochées sans regard, quelques cheveux ont poussé. On te donne six mois à vivre (11) . Cette photographie de groupe comme une photo de classe est une photo de retour, ce n’est pas une photo de classe, c’est une photo de survivants (12 ) ( Je crois que je suis sortie de La classe morte de Kantor (13) à cause de cette photographie; je crois que je n’ai pas su voir un des plus beaux spectacle des années 80 à cause de l’image qui dépassait de ta mallette.) C’est une image noire et blanche sans gris, brute comme une photocopie , cependant gélatineuse en surface et usée sur les bords. Je ne suis pas sûre que ce soit le tirage original, je suis certaine que ce qu’elle montre a été. (14)
(A) ce matin,un peu perdue dans les propositions, je ne pensais pas écrire la proposition 21 à partir de la 20, un commentaire de Valérie Mondamert sur la 20 m'y invite : "dire que cette photo l’accompagnait partout. On aimerait savoir pourquoi comment il ne s’en défaisait pas. Des notes comme à la proposition 21?", m'écrit-elle. Alors je tente quelques notes ( je m’y colle bien que je n'ai pas de réponse à la question)
(1) un jour à soixante dix ans tu écris un livre pour raconter ce voyage, tu commences à remonter le temps avec la voix, dans un Dictaphone, vient l’écriture. Un article parait dans Le Monde, Léon Greif, était là-bas avec toi, il découvre ton livre s’y reconnait et te retrouve cinquante-cinq ans plus tard: « là-bas, au camp l’optimisme était une bonne chose dira Léon dans le documentaire (sa femme et sa fille avaient été gazées à la descente du train)
(2) « toujours connue « ; imprécision de la mémoire ou refus de chercher un début au début? Il faudrait faire une recherche systématique et objective ; toujours c’est une sorte de réponse sans réponse, (est-ce que cette image me hante ?)Elle était là toujours à portée de regard, le temps et surtout les légendes qui auraient du figurer à côté de l’image l’ont aggravée. Pour moi enfant c’était presque une photo de classe
(3) ici tout dépasse; « W. il a une tête en trop » dit Léon Greif dans le documentaire. Tu mesures 1m90 à l’époque et tu as vingt deux ans (avec les années on se tasse mais plus on se tasse plus on se rapproche du lointain qui a été tu ). L’image était trop grande pour tenir cachée dans la pochette intérieure de la mallette, comme ces cartes postales qui sortent des formats d’enveloppe standard et qu’on n’envoie jamais ou qu’on finit par se résoudre à envoyer sans enveloppe en cherchant des mots sans conséquence. La mallette, la dernière dont je me souviens mesurait environ 55cm/40 elle était en cuir fauve et très usée, une mallette? plutôt une espèce d’attachée case un peu bohème, pleine de feutres et de feuilles, et de plans en vrac.
(4) « On aimerait savoir pourquoi comment il ne s’en défaisait pas. » de cette histoire longtemps il n’a rien dit : une photo et un tatouage sur l’avant bras 176286. La photo comme le tatouage ils les trimballait partout avec lui, le tatouage c’est assez logique, mais la photo? il y a des questions qu’on ne peut plus poser juste parce qu’ils ou elles ne sont plus là pour répondre; il y a des questions qu’on n’aura jamais pu poser parce qu’on aura été anéanti avant même de pouvoir les poser; je pense à la petite sœur de Marcel Cohen (Sur la scène intérieure) et le 10 juillet j’ai lu un beau texte à propos de ce livre de Marcel Cohen http://www.maisonstemoin.fr/author/pch/ merci @pierocohenhadria
(5) les photos de classe, les nôtres et celles de nos proches; dans des albums ou en vrac dans des cartons. Retrouver, reconnaitre, les uns et les autres : « copains d’avant ». Retrouver, C’est un jeu auquel on aime jouer et parfois il se dit des choses : reconnaitre un proche dans son visage d’enfant socialisé, poli; images où l’on rentre dans le rang; certain.e.s, dépassent d’emblée sur la photo, pas nécessairement par la taille. Je ne crois pas me souvenir d’une photo de classe de mon père. De ma mère celle ou elle doit avoir dix ans , cheveux défaits visage d’ange brune, sage comme une image, col rond et haut de robe froncé à smock on dit; elle avait retrouvé le nom de l’institutrice : je l’ai oublié et celui d’une « copine » à nattes blondes qui était « la meilleure de la classe » ; ma mère a dit elle est morte tôt et tragiquement (mais comment ?)
(6) les mauvaises blagues dire : c’est mon numéro de téléphone ou c’est celui de mon compte en banque: dire la soupe était exceptionnelle mais j’ai perdu la recette…
(7) est-ce qu’on peut reconnaitre quelqu’un à son os crânien? je veux dire juste dans ses « traits » de crâne, sans les muscles, sans la chair, sans le regard ? Mon beau père avait trouvé dans la rue un crâne humain, il me l’avait donné un jour pour composer une vanité dans un spectacle. J’ai réalisé tardivement l’horreur de tout cela . Ce crâne n’était pas un artefact, c’était quelqu’un : Alas, poor Yorick!
(8) il a raconté que quand il est arrivé il a voulu prendre le métro, il l’a pris tel qu’il était : en loques rayées. Le métro c’était la liberté
(9) dans camarde j’entendais camarade, la première fois que j’ai vu la pièce je devais avoir six ou sept ans ça explique la confusion. Je ne sais pas si la camarde est une bonne camarade. ( le lien à creuser entre mort et amis ) La camarde « qui ne m’a jamais pardonné » de la chanson de Brassens. (le lien entre mort et pardon)
(10) à chaque visage son nom, à chaque nom un visage. Arracher à la nuit et au brouillard . Pas une juxtaposition de trous noirs, de cheveux, de lambeaux : quelqu’une , quelqu’un
(11) défier la prédiction . Tenir : « avoir un avenir » il le raconte dans le documentaire, mais aussi qu’il aurait pu , et surtout quand tout allait bien, mettre fin à sa vie ( le suicide de Primo Lévi)
(12) Survivre. Il y a aussi cette question de la culpabilité: pourquoi moi. Silence. Silences des survivants.
(13) dans la classe morte les poupées grandeur nature et les vivants se confondent. Je me souviens des premières minutes de ce spectacle à Chaillot, ce grand et beau spectacle et moi qui me faufile entre les sièges pour m’échapper, de ma honte de n’avoir pas pu soutenir le regard des poupées
(14) une image rien qu’une image? Ne pas perdre la légende
Merci Nathalie pour ces notes. Belles et précieuses. » il y a des questions qu’on n’aura jamais pu poser parce qu’on aura été anéanti avant même de pouvoir les poser ».
Merci Ugo .
Merci pour le signalement lien vers la maison – « d’avoir semé des fleurs dans les trous de son nez, » il poursuit : il aimait les effets le bon Georges – je me disais peut-être pour savoir d’où il (re)vient… Merci encore
Léon Greif et lui se rencontrèrent à Auschwitz; il était arrivé par le convoi 67 parti de Drancy le 03 02 44; Léon était là depuis des mois; l’un et l’autre ferait ( pas ensemble) la marche dite de la mort. Il sera libéré à Buchenwald en avril 45 la photo a peut-être été prise à Bergen Belsen, c’est un regroupement de survivants, ils n’ont sans doute pas été aux même moment dans les même camps. Léon n’est pas sur la photo . Merci Piero
« La classe morte » comme on dirait « classe verte » ou « classe de neige » mais avec une lourdeur ou du moins une absence de légèreté qui intimide, on hésite à lire plus loin et puis on se dit la nécessaire écriture qui dit. Merci Nathalie !
plaisir double de te lire, le texte et ses notes. si beau déploiement ! et tous ces micros univers… merci Nathalie
Merci Cécile et merci Gracia. C’est la question de Valérie qui m’a ramenée vers ce texte ( pas très léger )