L’album photos de Tony est perdu. Il ne reste aucune trace de lui. Il est mort une deuxième fois. Nous ne retrouvons plus l’album ni la photo où ma tante Nicole se tient droite aux côtés de ma mère plus petite et menue. Elle tient dans ses bras un enfant dont on discerne à peine le visage. J’aurais plus tard moi aussi la même photo en noir et blanc (2). C’est au parrain et à la marraine qui posent avec mes parents devant un fond pâle qu’on sait qui ma mère tient dans ses bras. Mon frère Tony avec Tatie Nicole et Serge(3) le meilleur ami de mon père. Ma sœur Gladys avec Tatie Sylviane et Duquenne(4) un autre ami de mon père. Il y a quelque mois l’idée m’a frappé. Je n’avais jamais pensé au deuil de mon père (5). J’avais imaginé la douleur de ma mère quand je suis à mon tour devenue mère. J’ai ressenti l’arrachement. J’ai gardé dans ma mémoire l’image du corps de ma mère, corps abattu gisant près de son enfant mort dans un appartement de la cité Chanzy qu’elle refusera d’habiter un peu après ma naissance (6). Pour mon père je n’ai aucune image. Peut-être sa précipitation à descendre l’escalier de la cité pour aller prévenir. Il avait quelque chose à faire. Il a pu tenir à distance la mort de son premier né. Ma mère dans son immobilité n’avait rien à faire que rester là près de l’enfant. Elle n’en parle jamais et mon père non plus n’en a jamais parlé. Ils n’ont pas parlé de la façon que Tony avait de les regarder, de leur sourire, de sa manière de pleurer, de dormir. Je ne sais rien de mon frère. Je sais en consultant le livret de famille qu’il est né le 4 mai 1971 pour mourir le 10 septembre 1971. J’étais dans le ventre de ma mère quand elle était allongée près du corps de Tony et qu’elle entendait les pas de mon père s’éloigner. Je suis née neuf mois plus tard (7).
(1) Je soupçonne E de l’avoir jeté et de n’en avoir rien dit. J’ai trouvé dans le jardin une toile de Maurice mon professeur d’arts plastiques sous une poubelle à pourrir dans les herbes. J’ai quitté cet homme. Là où certains ont des attentions, lui avait ces microattentats comme s’il me tuait doucement sans que je ne m’en aperçoive.
(2) Aujourd’hui nous sommes saturés de photos prises avec les téléphones portables. Tony s’est effacé. Je pense que mes parents auraient dû nous parler de lui. Nous n’avons pas posé de questions mes sœurs et moi parce que nous avons très tôt compris que cette partie de leur vie, ils avaient décidé de l’enterrer.
(3) J’ai vu Serge le vendredi. J’étais surprise. Il m’a parlé de mon père. Il ressemble à mon père. Le dimanche j’aurais pu aller voir mon père, mais j’étais fatiguée. Trop fatiguée pour faire la route. Le lundi la maison de retraite m’a appelé pour m’annoncer sa mort.
(4) Mon père chassait avec Duquenne. Il était d’origine indienne. Il savait tuer le cabri. Ils en ont mangé un entier, mon père, lui et deux autres amis.
(5) Tony c’est comme un diminutif d’Antoine le prénom de mon père. Je pense qu’il n’a jamais surmonté le chagrin d’avoir perdu son unique fils. Il est resté un éternel adolescent. Il s’est abîmé dans l’alcool. Est-ce que s’ils avaient parlé de cet enfant mort ils auraient pu chacun faire leur deuil? Est-ce que c’est possible d’être un jour consolé de la mort d’un enfant ? Mon frère nous hante.
(6) Je lui ai arraché cette image. C’est tout ce qu’elle ne m’a jamais dit de lui.
(7) Je vis avec ce deuil impossible
Cette proposition est décidément très forte : ici, dans ton texte, ramification avec le récit d’Istanbul, avec l’histoire familiale et le retentissement dans le présent de cet épisode traumatique. Tout s’épaissit et c’est terriblement émouvant. Merci !