# anthologie #21 | instants d’elle revisités

C’est le texte correspondant à la proposition 10 qui a été l’objet de mon choix

On dit qu’elle a cinquante-sept ans quand elle décide de reconsidérer ce qui a été son enfance.(1) Est-ce bien utile de remuer ce passé dont elle ne s’est jamais remise. Le regard perdu sur le papier, elle commence d’aligner les phrases qui tenteront de dire parfois même l’indicible. Sait-elle qu’il lui reste bien peu de temps à vivre et qu’il est vraiment temps de faire ce travail ?(2) Imaginer une prose bien travaillée, presque brillante, virevoltant comme une hirondelle, se coulant dans les langes du vent.Malgré l’épuisement qu’elle ressent la gagner, elle se met au travail. Et telles des vagues (3) qui se cognent inlassablement contre les rochers, elle déroule les années, sans trop se soucier de chronologie. À la lumière du soir (4), c’est à 5 ans, à 10 ans, à 15 ans où la figure du père prend toute la place. Elle conserve des images de leurs deux silhouettes penchées sur quelque livre. Des bribes de conversations se recousent, enrubannées de fioritures. À tous les âges de la vie, des hommes ont occupé l’espace comme la houle sur la mer. Avec des liens d’attachement voulus ou subis. Vers l’âge de cinq ou six ans les mains d’un frère qui s’insinuent sur elle (5) . Plus tard, à l’adolescence, ce sera un autre frère (6). Entre et après il faut vivre et affronter le monde qui ne la comprend pas toujours. Heureusement la mère, la sœur, des corps où s’appuyer, tant qu’ils demeurent. Dire les couleurs de l’enfance ou des tissus qui enveloppaient les songes. Dire ce qui brillait . À trente ans il y a un mariage (7), atypique, mais union malgré tout, sans les enfants qu’elle souhaite, mais qu’on (8) lui interdit d’avoir, car de santé trop fragile, santé mentale. L’écriture la sauve, la lecture la nourrit ou inversement. Il n’y a pas d’âge pour les crises d’être. Elle en traverse à plusieurs reprises, toutes douloureuses et qui l’amputent d’une partie d’elle-même. Il n’y a pas d’âge non plus pour affronter les deuils qui la martèlent dès son plus jeune âge. Évoquer les lieux pour s’extirper de ce qui tire vers les bas-fonds. À tous les âges, l’attirance de la ville et l’attrait de la campagne (9) , mais il faut les deux pour trouver un équilibre, à la fois la vie presque monastique dans un village retiré, pour l’ampleur de l’écriture, et la trépidation de la grande ville pour se sentir exister presque comme une personne normale. Et le bruit de la mer qui n’en finit pas de circuler en elle et dont elle ne cesse de parler dans les livres qui sont publiés. Elle raconte, n’arrête pas d’écrire des récits qui lui ressemblent, qui tournent et retournent sur eux-mêmes, se brûlent aux entournures, souvent frôlés par une lumière de côté qui donne à voir quelque fissure. Des épluchures de soi tombent entre les pages, et quand le soleil s’éteint à la fin de ses livres, il ne reste plus qu’à tomber à son tour.(10) Terminer ses histoires par un peu de lumière, on voudrait bien. La fin (11) elle ne pourra pas l’écrire puisque c’est la fin: elle a cinquante-neuf ans et a atteint les limites qu’elle peut supporter. Conserver ce qui lui a donné cette force d’écrire malgré, et remercier. Son ombre est tout près. Ne pas pouvoir en dire davantage.(12)

Notes:

(1) C’est Vanessa Bell, qui suggère à sa sœur Virginia Woolf d’écrire ses mémoires avant d’être trop vieille. Celle-ci note même la date où elle entreprend son récit: dimanche 16 avril 1939. Comme elle est née le 25 janvier 1882, elle a exactement 57 ans.

(2) Virginia se suicidera le 28 mars 1941, soit deux années après la rédaction du texte « Une esquisse du passé », à l’âge de 59 ans. Elle se suicide en se jetant dans l’Ouse, la rivière près de Monk’s House, sa maison de Rodmell.

(3) Discret rappel du livre « Les Vagues » sur lequel elle travaillera durant des années, qui sera publié en 1931.Livre qui sort vraiment des sentiers battus de la littérature, où l’on a de la difficulté à entrer, mais dont on ne se détache pas une fois lu. Un livre qui m’accompagne depuis des années, grâce auquel j’ai animé tout un cycle d’ateliers d’écriture, et qui n’a pas encore fini de me hanter puisque je continue d’écrire en écho.

(4) C’est un mystère pour moi que ce début de phrase. Je pense que j’ai dû oublier un morceau de phrase quelque part, mais je ne l’ai pas retrouvé. Est-ce que j’ai voulu dire qu’elle écrivait cela à la fin de sa vie ? Est-ce que c’est moi qui écrivait ce texte le soir? Enigme d’une écriture sans doute trop hâtive. Ce que j’ai voulu noter là c’est l’omniprésence du père et surtout son emprise. Par contre il m’apparait que je n’évoque pas vraiment la mère. Et que j’aurais dû parler aussi de tous les deuils que Virginia a subis dans son jeune âge. Je n’ai parlé que de l’emprise des hommes, sans doute y aurait-il encore à écrire, à creuser autour de cela.

(5 ) Ce frère, demi-frère exactement, est Gérald Duckworth, et c’est la scène devant le miroir du hall. Ce sont des attouchements qu’elle évoque, alors qu’elle n’est qu’une toute petite fille; et le malaise qu’elle ressent et sur lequel à l’époque elle ne peut mettre des mots. Mais dans ce texte, que l’on trouve en français sous le nom de « Instants de vie», elle en parle en une quinzaine de lignes. Et elle finit ce paragraphe par ces deux phrases: Cela semble montrer qu’un sentiment concernant certaines parties du corps — qu’il ne faut pas les toucher — doit être instinctif. Cela prouve que Virginia Woolf n’est pas née le 25 janvier 1882, mais née des milliers d’années auparavant; et qu’elle a dû affronter dès le début des instincts déjà acquis par des milliers d’aïeules dans le passé.

(6) Il s’agit du deuxième demi-frère de Virginia, Georges Duckworth qui, alors que son père est en train de mourir, abuse d’elle.

(7) Virginia Stephen épouse Leonard Woolf en 1912, avec qui elle fondera en 1917 la maison d’édition Hogarth Press.

(8) Son mari et son médecin. Il y a des polémiques à ce sujet, mais elle n’aura pas d’enfants, alors même qu’elle aurait souhaité devenir mère. Sa santé psychologique fragile, ses tentatives de suicide ont orienté cette prise de décision à laquelle on n’est pas vraiment sûr qu’elle ait été associée..

(9) Ses lieux de vie oscilleront entre Londres et Rodmell, pour ne citer que les plus connus. Mais il ne faudrait pas oublier Saint-Ives, en Cornouailles, où elle a passé ses vacances d’enfant et qu’elle adorait. D’une certaine manière, on le retrouve dans le livre « La promenade au phare ».

(10) Je fais ici allusion à la fin des « Vagues ».

(11) C’est bien sûr de son suicide qu’il s’agit, lorsque, les poches de son manteau emplies de pierres, elle est entrée dans l’eau, après avoir laissé une lettre d’adieu à Leonard où elle le remerciait d’avoir partagé sa vie avec elle, et lui signifiant qu’elle a la certitude de devenir folle, et qu’elle n’en peut plus. Elle venait d’achever son dernier livre « Entre les actes ».

(12) Cette traversée de la vie de Virginia ne représente que quelques flashes de sa vie. À.trois autres reprises, je me suis appuyée sur elle pour écrire dans ce cycle. En écho et pour me relier à un autre travail d’écriture que j’essaie de mener. Cette autrice, que j’ai lue, relativement tard dans ma vie, car elle m’impressionnait et je ne pensais pas être dans la capacité de l’aborder, m’a offert des bonheurs de lecture et des incitations à l’écriture qui me ravissent.

A propos de Solange Vissac

Entre campagne et ville, entre deux livres où se perdre, entre des textes qui s'écrivent et des photos qui se capturent... toujours un peu cachée... me dévoilant un peu sur mon blog jardin d'ombres.

Un commentaire à propos de “# anthologie #21 | instants d’elle revisités”

  1. Merci infiniment, Solange, pour cette suite ou ce complément à votre beau texte de départ. Je me suis régalée, et bien que j’aie lu VW, n’ai jamais lu sa biographie. Vous m’en donnez grande envie !