(J’annote le texte issu de la proposition #11) À l’interne, c’est quoi retourner, c’est comment, il faut emprunter quelles traverses Dans la forêt obscure,arrivée au milieu du chemin de ma vie si je plonge en arrière (1) et pourquoi la mémoire ne serait pas une nuit, un crépuscule du vivant toujours à l’orée du disparaître Mais là c’est plus délicat, le projecteur est en oblique, il triche, c’est de sa mémoire à elle que je m’approche (2) Je pose les coudes sur la table, le tangible du bois en conducteur, je fais se lever devant les yeux la silhouette de jais les fourrures en toc les boucles d’oreille qui se balancent Faux léopard vraie louve (3), elle accroche les phares des voitures, des réverbères, elle descend la rue de Berne en direction de Cornavin, elle est ici chez elle Les Pâquis un territoire (4), elle connaît chaque embrasure de porte, les enseignes rouges ou bleues, lucioles artificielles pour paradis d’emprunt Elle ne s’attarde pas ce soir et moi non plus, nous visons d’autres images d’autres lambeaux dans le temps Mes pas sont dans les siens À quel régime de fiction puiser pour accrocher le réel d’une autre Si j’imagine ses nuits est-ce sur mon obscurité manquée que je fais retour Oui (5), je la suis – mais ce serait trop simple ce jeu que le Français permet du suivi à l’être, de la filature à l’identification Alors je cherche une scène commune où le retour peut se faire à deux sans se superposer, à deux, elle hier moi aujourd’hui C’est la nuit, nous revenons, nous faisons la route à l’envers, ça relève forcément du tâtonnement, de l’aveuglé, c’est obligé puisque l’Histoire est toujours surexposée, on cligne des yeux, l’instant s’évanouit à mesure que l’actuel le recouvre Elle est devant cette porte dont la sonnette ne lui dit plus rien, son nom aphone sous les patronymes inconnus Je compare nos incrédulités, notre tolérance à l’éphémère (6) Elle en ri plus facilement que moi de cet effacement, persuadée que la vie joue chaque seconde à quitte ou double, systématiquement all in Moi j’aurais sonné pour voir, j’aurais tambouriné, j’aurais demandé des comptes, exigé des explications, une preuve du passé pour assurer l’avenir (7) Elle feule et crache sur l’absence de traces qu’elle imagine fossiles, fait volte-face, le temps de prendre la volée de marches pour sortir de l’immeuble et ces lieux d’origine sont déjà ravalés comme on le dirait d’une façade Dans la rue déjà elle ne voit plus qu’une ligne de fuite, elle marche droit devant sous l’œil blafard des néons Dans l’aube son retour n’existera plus que dans mes phrases d’argile.
(1) Depuis que je lis Philippe Forest lisant Dante, je m’approprie sans vergogne ces quelques vers reversés vers la prose. Nel mezzo del camin di nostra vita est-ce vraiment le même mi-chemin aujourd’hui ? je tiens compte de l’espérance de vie, je repousse vers l’arrière : Dante a trente-cinq ans lorsqu’il écrit le début de la Divine Comédie, j’en ai six de plus mais la forêt est toujours aussi obscure : mi ritrovai per una selva oscura.
(2) Elle – c’est Grisélidis Réal, écrivaine et peintre, prostituée et suisse, pas nécessairement dans cet ordre. Peut-être au début de l’écriture de quelque chose sur elle, mais quoi ? Ce serait quoi un essai biographique où l’écriture existerait pour de vrai, et quelle place pour la fiction, quelles voies de traverses entre la protagoniste du volume et la place depuis laquelle je parle ?
(3) Le cliché guette. Mais faut-il l’éviter lorsqu’elle-même y puisait tant de force, tant de retournement ? Accueillir les images trop clinquantes mais les tisser d’inattendu. Ce n’est pas si simple.
(4) Constater que je n’ai pas envie d’annoter les lieux réels, ni de réfléchir si la rue de Berne, vers la gare Cornavin, se descend ou se monte. Ce qui importe c’est qu’elle marche mais que la rue n’est pas qu’un itinéraire. Comprendre que Les Pâquis c’est chez elle, même si on ne connaît pas. Que le nom cartographie l’imaginaire.
(5) Ici c’est Molly Bloom que j’ai entendu dire Oui. Oui elles se ressemblent, je le crois, oui. On peut ressembler à des personnages de fiction.
(6) Rien dans sa biographie connue ne m’incite à penser qu’une telle scène a eu lieu ; idem dans la mienne. Pourtant elle a quitté des lieux, moi aussi, nous pourrions y revenir et constater que rien – ici, là – ne se souvient de nous.
(7) Est-ce pour ça qu’on écrit ? Peut-être, mais alors sans la preuve.