1 — sur les cauchemars dont j’ai dit que si je m’endormais vers le mur je rêvais d’invasions de fourmis, et que vers l’armoire c’était les vols cataclysmiques d’insectes non identifiables, j’oublie une catégorie de cauchemars à cause du petit nombre, deux ou trois, d’exemples dans ma mémoire, si peu mais si intenses : le rêve d’un animal de compagnie, un chien, un chat, arrivé sans prévenir, me rejoignant ou découvert par moi le rejoignant, un animal toujours joyeux comme le sont les animaux, de cette sorte de premier degré permanent et si facile à vivre, le rêve me les donnait, je vivais avec eux en galopant, en m’asseyant pour regarder des riens à côté d’eux, les admirant, et tout à coup l’accident de voiture ils étaient morts, tout à coup le ravin ouvert dans la route et la mort, et tout à coup je savais qu’ils étaient perdus et j’entendais pleurer dans mon rêve et gémir mon incapacité à les aider, une incapacité si grave qu’elle se changeait en cruauté, et malgré moi j’étais devenue cruelle, c’est-à-dire coupable, c’est-à-dire un simple membre de l’espèce humaine, si basse, inexcusable
2 — pour les prénoms dans ma famille, aucune certitude, impossible de savoir si mes tantes et mes oncles ont été déclarés à la mairie sous un prénom français ou un prénom italien, sans doute que la peur devant les règles administratives a décidé de dire le vrai (Benito, Lucia, etc.) mais qu’à la maison et pour les voisins on privilégiait Benoît et Lucie, et est-ce qu’ils savaient pour le massacre d’Aigues-Mortes, est-ce que c’était le genre de souvenirs qui se transmettent sans mots ?
3 — de qui était Benoît et de sa mère, ma grand-mère, que je n’ai vue qu’une fois sur son lit de mort, je ne sais que ce que ma mère m’en a dit, passé au tamis de sa mémoire, puis au tamis de sa perte de mémoire, et c’est très intriguant pour moi de penser que les fils tressés de mon histoire personnelle et unique sont lissés et peignés par des mains qui ont oublié quel jour on est et tremblent parce que dans son esprit les rêves sont réels
4 — pour ce qui est de la première cuisine, un mètre cinquante de large sur trois mètres de long, et de la cuisine actuelle, un carré de deux et demi sur deux et demi, évidemment que je prends comme principe et donnée de base la petitesse, car c’est ce qui me lie à ce dont je viens, prolétariat, mais largeur et longueur sont accessoires, j’ai vécu des matins de petits-déjeuners dans une cuisine immense, plus que spacieuse, pourtant elle ne contenait pas plus, d’abord parce que le mobilier peut s’écarter tout simplement, prendre de l’aise, et qu’il ne se multiplie pas grâce à l’espace, ensuite parce que le statut se trouve dans le cerveau, les chemins choisis dans les rayons, les mouvements appris, les techniques pour économiser l’eau ou l’éponge, et même dans la musique qui accompagne la vaisselle – l’ouverture de Don Giovanni ? c’est un peu de bravade, de l’appropriation, de la réquisition, une façon de se faire croire qu’on peut prétendre à mieux, mais qu’est-ce que « mieux », sinon ingérer en les labellisant les critères de domination – sinon on laisse filer les infos comme sa mère avant soi ou bien le silence comme la mère de sa mère avant soi et avant –, la petitesse devient alors une sorte de marque d’acceptation, qui dit que je ne suis pas d’ici, je ne suis pas logique, je ne devrais pas écrire ce que j’écris, la petite cuisine dit à la fois d’où j’écris et ce que j’écris, rempli de peluches de bois et de vieilles semelles de cuir
5 — pour ce qui est des porsches je n’apprends rien, je ne m’améliore pas, j’ai besoin de convaincre – ce qui sort de ma sagesse, « ne rien attendre, ne rien demander » –, j’ai besoin d’étaler ma colère, régulièrement je pense imprimer le résumé de la biographie de Ferdinand Porsche sur des plaquettes de bristol plastifié que j’irai insérer entre le pare-brise et l’essuie-glace de celles garées dans le centre historique (je me demande bien d’où vient cette certitude que ça changerait quoi que ce soit, comme si un potentiel acheteur de porsche avait une sensibilité qu’il fallait éclairer de données historiques inconnues de lui, comme si le monde était une grande salle de classe où quelques élèves inattentifs pouvaient être récupérés, et pourquoi pas instruits sur ce qui est mortifère)
6 — pour ce qui est des notes de bas de page, c’est au moment de les ajouter que je remarque que je n’ai rien dit : j’ai cru dire, mais non. C’est comme la couleur du coquillage hors de l’eau. Comme il brille et comme c’est une violence de beauté, que je tiens pour acquise, et une fois sèche, les couleurs sont éteintes comme mes mots, tout ce que j’ai cru raconter je ne l’ai pas dit, pas dit clairement, j’ai mis des filtres, eau de mer, eau salée et lumière, les filtres se retirent et me laissent le travail que j’avais cru déplacer derrière moi. Le travail est devant, et les notes le révèlent. Elles montrent, comme dans une radiographie, ce qui manque
Ces notes sont un superbe texte, qui nous font entrer dans tes cauchemars (quelle force, le premier paragraphe), dans tes interrogations mémorielles, dans ta colère. De quel texte es-tu partie ?
Merci Laure ! (en fait, j’ai réalisé après coup que je croyais être partie de propositions de l’atelier, mais c’était bien plus clair dans mon esprit que dans les textes eux-mêmes) (j’ai cru écrire ces textes, il faut que je le fasse maintenant ^^)