#anthologie #21 | E(1) W(2) N(3)

(1) E pour Epernay, ça peut valoir pour l’Est
(2) W pour Washington, ça peut valoir pour l’Ouest
(3) N pour Nîmes, ça ne vaut pas pour Nord.

Notes sur la proposition #12

(1) Moins qu’un prolongement de la plaine crayeuse1, Épernay se présente comme allant de soi, comme étant de nulle part ailleurs que d’entre soi. Des maisons à un étage, larges, aux toits noirs, des maisons à un étage, plates, faites en brique, d’autres en pierre, des immeubles à un étage, même pas deux, ou si peu, des entrepôts des volets des rideaux. Le contraire d’une ville pétillante.2 Un semi-remorque suivi d’une file de voitures, suit lui-même un engin viticole haut sur pattes qu’on appelle un enjambeur. Une bâtisse de fonction, ventrue. Elle ne pensait pas, quand elle écoutait Jacques Brel à l’adolescence – sa grand-mère détestait Brel, Piaf, les envolées lyriques3 – elle ne pensait pas qu’elle serait un jour invitée à dîner par une sous-préfète. Grande pièce, tables rondes, verrière. Son autre grand-mère chantait toute la journée. Épernay ramassée, grilles4, jardinets, arbres bien alignés.

1. À Bruges au temps de Jan Van Eyck, les peintres faisaient venir de Champagne la craie qui leur servait d’enduit sur leurs panneaux de bois. Les couches alternées de toile tendue à la colle de lapin et de craie étaient raclées, et on recommençait, et on superposait, jusqu’à l’obtention d’une surface lisse, plus blanche que le marbre, aussi lumineuse que l’apparence de la vie.
2. Ville morne et morne plaine. La culture générale, celle des premiers âges scolaires, inculque des associations de vocables, morne langue. Les lectures élues en font jaillir d’inattendues, et le Morne m’emporte dans l’océan Indien avec le narrateur de Le Clézio dans Le Chercheur d’or, avec ce qu’il me reste de traces, de paillettes, d’un récit lu une première fois, très lentement, quelques pages par quelques pages, dans le RER A entre Auber et Nanterre, (je trouvais rarement de place assise avant Auber), et le soir au retour, dans les deux RER. Le trajet que j’ai raconté ici est le mien sans être le mien. Livre relu ensuite, toujours très lentement, un temps de lecture fractionné qui s’accordait avec le tempo que le livre me donnait.
3. Sa mère était amatrice d’opéra. Elle les emmenait parfois faire la queue (encore la station Auber) pour avoir les places de dernière minute à Garnier, et puis à Bastille, le plus souvent au poulailler, un jour une chance d’avoir la loge présidentielle, autrefois loge royale, non elle confond c’était à la Comédie française. La loge est réservée pour le caprice du président, jusqu’à un quart d’heure avant la représentation. Ensuite les places sont vendues à vil prix pour les plus chanceux des vilains. Vilain ne veut pas dire laid. C’est un homme libre qui habite la campagne, un paysan qui n’est pas un serf. Vil et vilain n’ont pas la même étymologie. Le plus souvent encore, l’opéra tournait, disque noir sur le tourne-disque, cassette au son mauvais sur le magnétophone, elle disait à sa mère : « Pourquoi tu ne jettes pas tout ça pour ne garder que les CD ? », sa mère répondait que c’était ses interprétations préférées. Elle ne comprenait rien à L’Or du Rhin.
4. Grilles anciennes en fonte, en fer forgé, barreaux modernes en aluminium. Ce qui fut exposé dans les notes précédentes n’a rien à voir à première vue avec son intérêt pour les minéraux, l’extraction pétrolière, et plus tard la métallurgie. Très vite elle sera orientée vers des formations qui la mèneront à la banque. Ce n’est pourtant pas sans rapport. Les capitaux en colonnes numériques de logiciels dédiés sont la version actuelle des cassettes d’Harpagon et des coffres des Gringotts. Elle a fini par se spécialiser dans le conseil en investissements miniers. Le système bancaire va naître au Moyen-Âge en Champagne, lors de foires bi-annuelles où les échanges au long cours entre Italie et Flandre stimulent l’inventivité des manieurs d’argent. Deux ou trois siècles plus tard, Bruges inventait la bourse, faisant entrer l’Europe dans les temps modernes.


(2) Washington est tombée au bord du Potomac ayant trébuché sur l’unique colline elle s’est étalée dispersant autour de son corps longiligne quelques musées des cailloux dressés qui se prennent pour des symboles des flaques de rond-points giclant en avenues qui étoilent l’horizon des statues monumentalisant la mort, les morts, la guerre La plus grande statue a le visage figé dans le marbre blanc son nom comme tous les noms des grandes personnes font la rime à la ville Dans un cinéma entre Logan Circle et Dupont Circle, on joue en noir et blanc et très vieil Orson Wells Une utopie s’est pétrifiée dans un cauchemar labyrinthe.1

1. Le temps presse.


(3) La chaleur accumulée dans les rues du vieux centre exsude par le calcaire dont sont faites les façades, par les pavés lustrés luisant comme une peau en sueur, Nîmes a la couleur de l’été. Laisser ses rues minérales pour la fraîcheur de l’avenue plantée d’arbres, goûter la différence entre une terrasse sous parasol où la température se concentre, et l’ombre délicieuse d’un platane. Avoir envie de poursuivre, longer le canal jusqu’au jet d’eau, traverser le jardin jusqu’à la fontaine, sa ruine comme un tableau d’Hubert Robert, ses parapets ses grands vases de pierre, s’asseoir et méditer sur la turbulence du temps.1 Revenir sur ses pas. Se trouver dans une ville vide. Qui sont ces bâtiments sans lumière dedans, qui sont ces volets fermés à l’heure où l’air pourrait entrer, qui sont ces façades splendides qui ne cachent personne ? Le soir tombe lentement. Apercevoir un homme couteau et tablier dans une cuisine moderne aux couleurs vert olive. C’est le seul habitant. Entendre un bruit de voix sur une terrasse. Guetter une lumière à une fenêtre, une seule. Ce sont les deuxième et troisième habitants. Plus près des arènes les terrasses sont pleines de jambes en short et de verres de bière, jeunesse et touristes se pressant le long d’un boulevard et de quelques rues au centre de la ville. Devenir historique : mourir au présent.

1. Méditer sur les ruines, une direction à trouver.

A propos de Laure Humbel

Site internet : Sur mes tablettes, laurehumbel.fr. Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. Un album pour tout-petits, «Ton Nombril», est paru en octobre 2023 (Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi). Le second volet de ce diptyque sur le thème de l'origine s'intitule «BigBang», la parution est imminente.