Marque page
En vidant la maison après sa mort (1), on a retrouvé des centaines de photos en papier glacé, couleur et aussi noir et blanc (2) de son passé, dépassé, qu’elle glissait dans les livres de sa bibliothèque emplie de romans (3). Manière peut-être de les garder vivantes, à l’abri, entre des pages complices. Manière de faire resurgir la mémoire (4) quand il lui prenait l’envie de s’embarquer dans une histoire. Manière de tomber sur des traces de vies d’avant devenues marque pages ( 5) .
- (1)Elle avait tenu bon jusqu’au bout de l’ultime nuit pour mourir entre ses quatre murs, des murs épais en pierre, humide l’hiver, chaude l’été. Une maison à la lisière de la forêt. On y venait dès qu’on pouvait, elle préparait de la tisane de romarin, on s’installait sous la tonnelle à regarder virevolter les hautes herbes du jardin qu’elle ne voulait jamais couper. Elle a réussi son pari, on l’a trouvé un matin, endormie pour la vie, dans son lit.
- (2)Aucune image de son enfance pendant la guerre, aucune non plus de son père, postier ambulant qui aidait, à la gare de l’Est, des juifs à passer d’un quai à l’autre pour se sauver, une seule de sa mère, sévère, quelques photos au bord dentelé avec le nom du photographe et des personnages dont elles ne nous avait jamais parlé. Les photos couleur étaient de toutes les époques, on la voyait en tailleur et hauts talons, et aussi en jean et chemisier à fleurs, fumeuse, cheveux longs, cheveux courts et blonds puis blancs, avec ses enfants, petits, devenus grands, et puis aussi avec ses petites filles. On a pu deviner des paysages des îles lointaines, ensoleillées, et d’autres d’Irlande ou d’Ecosse. On a trouvé en pagaille des photos d’arbres, à toutes les saisons, on n’a pas pu tous les identifier. Toutes ces photos avaient en commun de n’avoir au dos, aucune date, aucune empreinte.
- (3)Des romans d’hier et des plus récents, en format poche le plus souvent, empilés, mal alignés, débordant de partout, des noms célèbres et des moins connus, des séries. Pas de livres de poésie, elle qui avait passé son temps à la faire rimer, la poésie de sa vie, de ses tragédies. On a découvert dans sa chambre qu’elle les avait, devant ses yeux, depuis son lit, sur une étagère, bien rangée, bien garnie et aussi une pile, chancelante, sur sa table de nuit.
- (4)A la fin, certains, des médecins aux infirmières lassés d’aller si loin après le village pour une ordonnance ou une prise de sang, arguaient une maladie, celle qu’aujourd’hui tout le monde craint et qui avant 1906 – date de son « découvreur » – n’avait pas de nom. Il y avait toujours dans les familles solidement groupées, jamais éparpillées, une mamie, avachie dans son fauteuil qui « perdait la tête », comme on disait et dont on se moquait. Maintenant il suffit de laisser voir quelques trous dans sa mémoire pour être catalogué Alzheimerisé, traité comme tel, et évincé de la société. Elle a résisté aux moqueurs et manipulateurs. Elle riait de ses amnésies, ne s’intéressait plus qu’au présent et narguaient les pseudo sachants. Elle avait eu peut-être de bonnes raisons de faire la part belle à l’oubli de chapitres, indicibles, de sa vie. On avait eu quelques confidences, qui le resteront.
- (5)Le marque page est un objet insolite. Soit il porte bien son nom parce que fabriqué pour son usage. Offert avec un livre à la librairie, en carton, en bois fin, décoré, acheté comme tel étiqueté. Soit il est fait main, fait maison. Un bout de papier déchiré quand on est pressé, un ruban, une plume d’oiseau, une feuille séchée. Les images de morceaux de sa vie étaient dans ses livres, qui marquaient une pause ou une mise à l’abri. Ses livres s’ouvraient sur ces photos qui lui racontaient les histoires de sa vie, à elle.
Extrait #anthologie #18 | Poids des mots versus choc des photos
J’aime ces plongées dans des fragments d’instants. On pourrait presque lire les notes à la suite sans s’intéresser au texte original (sauf peut-être pour la note 5). Comme pour Perec quand il parle de sa mère. Merci Ève.
..Merci ! merci! et oui bien vu pour la fin de la 5 je voulais supprimer…merci pour l’oeil avisé et le passage dans cette maison pleine d’images!
Découvrir ce complément d’enquête lu avec délice m’a envoyé à l’original #18 tellement réussi et drôle. Avec un spécial bravo pour les titres de vos textes. Merci