#anthologie #21 | Bas de page

Le village, c’est Molesmes, au nord de la Côte d’Or, Châtillonnais.

Il y a eu une abbaye. Il y a maintenant les restes d’une abbaye. C’est propre, bien entretenu. Les Monuments Historiques financent les toitures. C’est beaucoup. Dans le bâtiment subsistant, de temps en temps, une exposition.

En 1098 (1), un moine appelé Robert l’a quittée. Trop de laisser-aller, de vacarme.

C’était une abbaye ouverte, bâtie sur des terres d’alleu (2) concédées par un seigneur, il venait y faire la fête, ça déplaisait au prieur.

En juin-juillet 1940, l’artillerie allemande était arrivée à Bar-sur-Seine, à 15 km à vol d’oiseau. De l’artillerie lourde.

A Molesmes, en face de l’abbaye en ruine était cantonné un régiment de Tirailleurs Sénégalais (3), des tentes (je les imagine blanches, elles devaient être brunes) alignées sur une petite prairie en légère pente descendant vers la Laignes.

Près de l’abbaye, aussi près de l’église. Séparées par une ruelle, on passait sous une voûte gothique, de l’une à l’autre.

Depuis le dix-huitième siècle, il n’y a plus de moines.

En 1098, Robert, avec une vingtaine de frères, marcha jusqu’à Citeaux (4), terres marécageuses au sud de Dijon. Là, fonda nouvelle communauté, respectueuse des principes de l’ordre bénédictin (5).

Au début, des huttes de branchages.

Puis, Cisterciens, bâtisseurs, toute l’Europe (6).

Les Sénégalais en repli depuis l’est, ignorent tout, de la position de l’artillerie allemande, suivent la messe catholique de l’aumônier, ne savent rien de l’abbaye, de l’ordre cistercien, de Robert devenu saint, de Bernard de Clairvaux, d’Etienne Harding (7).

Au loin, roulements d’artillerie.

Les Sénégalais n’ont jamais « connu le feu »(8)

Les batteries allemandes canonnent Châtillon–sur-Seine, nœud ferroviaire, casernes.

Un obus va tomber sur le cantonnement Sénégalais, ils entendent un sifflement qu’ils ne connaissent pas.

Au cimetière tout proche, je viens fleurir les tombes familiales, parents, grands-parents, certains noms me sont inconnus.

En montant au cimetière, je (9) passe devant le carré entouré d’une légère palissade où sont enterrés les huit Sénégalais tués par l’obus allemand. Un drapeau tricolore. Huit croix, huit casques au sol. Pas de noms.

  1. date retenue par diverses chroniques ; l’auteur adhère à son tour, nous lui ferons crédit de cette adoption sans qu’il cite ses sources
  2. terre d’alleu : ne dépendant d’aucune seigneurie foncière,
  3. les tirailleurs sénégalais : à Chasselay, Rhône, sont inhumés plus de 180 tirailleurs massacrés par l’armée allemande. Ce cimetière appelé « TATA » respecte quelques traditions funéraires africaines, à visiter toutes affaires cessantes
  4. Robert, Albéric et Etienne Harding, partis de Molesme avec une vingtaine de moines fondent Citeaux le 21 mars 1098. Le chroniqueur Jean Marigar a fait le récit imaginaire de leur expédition dont extraits ci-dessous (°) (°°) (°°°)
  5. les bénédictins ont créé la Bénédictine ; les chartreux, la Chartreuse… un recensement complet des créations du genre serait fastidieux. Retenons que c’est à leurs connaissances botaniques (des simples), leurs notions de pharmacopée ainsi qu’à la recherche du « spiritueux » en toute chose que ces ordres monastiques doivent l’excellence de leurs élixirs
  6. les cisterciens, grands bâtisseurs, ont essaimé dans toute l’Europe
  7. une trilogie peu connue dont la puissance créatrice fut souvent bridée par une soumission excessive à la hiérarchie catholique
  8. expression douteuse, les T.S. envoyés souvent en première ligne étaient, depuis 14-18, considérés comme de la « chair à canons ». Ils avaient été engagés dans des combats violents au nord et à l’est. Les troupes allemandes, rendues furieuses par leur qualité combattante les ont souvent massacrés en pures représailles
  9. qui parle ici ? Cette chronique non signée soulève maintes questions, notamment celles des qualités de son auteur, genre

Extraits

° Colère de Robert

C’est la sainte Pâque. Je crois, Seigneur que Tu es ressuscité, mais je sais surtout que Tu es mort sur Ta croix ce dernier vendredi. Quand ma tristesse au récit de Tes souffrances devrait faire place à la joie de Te savoir près du Père, c’est le contraire qui se produit en moi. La joie de mes frères, les chants de louange et toute cette fête, la plus grande de la chrétienté semblent s’éclipser de ma cellule et de mon âme qui pleure sur Ta mort.

Depuis deux jours, la noblesse bourguignonne festoie à Molesmes. Les équipages envahissent nos réfectoires, des tentes se dressent en tous lieux, où éclatent des rires et des chansons à boire. Certains de nos frères négligent les offices et leurs devoirs pour se mêler à cette société bruyante ; notre règle bénédictine, que Molesmes incarne depuis 1075, demande silence, recueillement, travail, et je ne vois ici que tapage, flatterie, hypocrisie, danses de cour et parties de chasse intolérables dans nos murs.

Je sais que nous sommes ici dans une abbaye qui attire des regards et des vocations nombreuses ; qu’elle consolide la foi chrétienne par ses exemples, mais je regrette les premiers temps de notre installation sur cette colline, quand tout était encore à faire pour transformer des cabanes d’ermites en lieu de vie et de foi collectives.

Je n’ai pas, comme Jésus, loué soit Son saint Nom, la force de chasser les « marchands du temple », toute cette noblesse qui ripaille et chasse à courre aux bois de Beauvoir nous a fait don de ces lieux, elle veut être ici chez elle, quand elle se trouve dans un enclos consacré à Dieu où même le vin que l’on boit est béni. Je n’ai pas non plus le courage de morigéner mes frères égarés dont certains ne me supportent plus guère.

J’en appellerai au pape, s’il le faut. Le Légat Hugues de Die permettra aux plus ardents de nos frères de recommencer, avec la grâce du Seigneur, à défricher les terres et les âmes. Je souhaiterais même que la besogne soit rude à nos pauvres mains, elle n’en sera que plus exemplaire. Je sais que Maître Bruno que j’ai accueilli à Molesmes et en l’ermitage de Fontaine, a trouvé la force et les compagnons pour installer sa « Chartreuse » dans les rudes montagnes du Sud, ces Alpes presque inaccessibles. Le Seigneur me donnera la même énergie, mes prières seront entendues, ma colère pardonnée, dès que j’aurai mis un pied devant l’autre pour ouvrir cette nouvelle voie.

°° L’enfant-loup

une créature qui s’est mêlée aux suiveurs et ne s’est pas éclipsée avec les derniers d’entre eux. Contrairement aux habitants des hameaux, elle n’a parlé à personne, se cachant à moitié au bord du sentier, pour apparaître soudain, provoquant le cri de terreur de Jean-Jeannot. Les moines font cercle, se signent abondamment, certains déclarent qu’il s’agit d’un démon, que ses pattes arrière sont palmées comme celles d’une oie, que cette forêt est maudite.

Bien décidé à les apaiser, je m’avance vers cette créature effrayante et découvre un être humain, de la taille d’un enfant de huit à dix ans, extrêmement velu, qui ne profère aucun son articulé mais pousse des sortes de grognements passant du grave à un aigu déchirant. Il sautille, tente de se redresser, d’aller sans doute à notre exemple, puis retombe à quatre pattes.

Albéric suggère de lui donner du pain ; il le flaire mais le délaisse aussitôt, comme s’il en ignorait l’usage. On lui tend un morceau de lard qu’il dévore sans hésitation, ébauche un rictus et se rapproche de frère Albéric, comme pour le remercier et touche sa bure avec grand respect, il ne semble en rien inquiétant.

°°° Disputatio : nudité de l’enfant loup

– Mes frères

Après un moment de frayeur bien compréhensible, vous avez reconnu dans l’enfant sauvage la créature de Dieu. Vous l’avez nourri, il a accepté une écuelle de lait caillé et semble maintenant dormir paisiblement. Comme Adam au Jardin d’Eden, il est nu et  semble plus étonné par nos vêtements que par les mots que nous lui adressons.

Peut-être ne parlera-t-il jamais, n’ayant pas appris dès son plus jeune âge auprès d’une mère aimante. Sans doute ignore-t-il les bienfaits de la Sainte Religion ;  sans doute ne sait-il rien du Christ. Mais Jésus, lui, le connaît, comme il nous connaît tous. Jésus a fait de lui un être proche du monde animal. Il nous invite à réfléchir à la condition des habitants de ces forêts. Les pères de l’Eglise aimaient les bêtes qui leur rendaient cet amour. Rappelez-vous Saint Gérôme et son Lion, rappelez-vous que Dieu demanda à Noé de les sauver dans son Arche.

La nudité de l’être humain qui s’est joint à nous ne doit en rien nous choquer. Tant qu’il nous suivra, nous lui montrerons comment nous couvrons notre corps. S’il en a envie, il nous imitera, comme il le fait déjà en observant nos gestes.

Mes frères, la dernière question que je me pose ici est la suivante, devons-nous le baptiser ?

Frère Anselme, tu as, je le vois, un avis sur la question.

– Mes frères, pouvons-nous tenir cet enfant hors des chemins de la Sainte Eglise ? Pouvons-nous l’abandonner dans ces bois où la proximité avec les loups et les sangliers le met en danger de mort, en danger du péché de bestialité ? Pour moi, la question ne se pose même pas, nous devons agir en chrétiens, baptiser cet enfant, lui donner un nom et un parrain qui lui enseignera petit à petit comment rejoindre la communauté des croyants.

Des discussions entre frères entretenaient un certain brouhaha que les laïcs n’osaient interrompre pour donner un avis. Je laissai les disputes se poursuivre, jugeant le cas difficile. Je me sentais incapable de trancher par un avis que tous auraient sans doute suivi, quand un des ermites jusqu’alors silencieux prit la parole.

– Frères.

Je m’appelle Théophilus, je vis ici en ermite avec plusieurs croyants depuis trois ans. Je connais cet enfant. Il s’est souvent approché de nos cabanes, nous l’avons parfois nourri, il est arrivé qu’il nous fasse cadeau d’une pierre où subsiste la forme d’un antique coquillage, d’une feuille roussie par l’automne ou d’un champignon dont le chapeau le fascinait. Il est parfois suivi par deux ou trois louveteaux qui restent en retrait mais ne s’enfuient pas à notre vue. Dans le pauvre Jardin d’Eden du Val où il vit, il a découvert une forme de bonheur. Il serait vain d’y mettre un terme en bouleversant une existence aussi fortement liée à la nature.

Les discussions individuelles reprennent de plus belle, il me revient de décider.

– Mes frères

Demain nous nous remettrons en route jusqu’à la terre d’alleu qui nous a été accordée. Nous allons fonder un nouveau monastère plus respectueux de la règle du pape Grégoire. Je crois que nous ne devons pas nous égarer, que la présence de l’enfant-loup est un sujet de réflexion pour chacun en son âme et conscience et enfin que c’est lui, dans le peu qu’il a entrevu de nos usages, qui décidera du chemin. Je ne doute pas que notre Seigneur éclaire son choix quel qu’il soit. Enfin je remercie frère Etienne, frère Anselme et notre frère ermite pour le courage de leurs paroles.