#anthologie #21 | annoter

Je ne sais plus où j’ai rangé cette photo de toi. Quand j’ai pensé à ta photographie pour cet exercice d’écriture, j’ai tout de suite eu ce mouvement d’aller chercher la boîte dans le placard du bureau. Je n’ai que très peu de photos de toi, et celle-ci est particulièrement précieuse. (1) Elle montre une jeune fille de 15 ans, (2) debout dans un pré, un sourire léger aux lèvres, entourée de haies et d’arbres, sous un ciel gris. Cette photo a été prise pendant que tu avais dû quitter Paris durant la guerre, quand on t’avait envoyée garder les vaches dans la Creuse, à Clugnat, pas très loin de Boussac.(3)

Quelqu’un t’a prise en photo, mais je ne sais pas qui. Peut-être quelqu’un qui te trouvait jolie, quelqu’un qui était amoureux de toi. Bien que la photographie soit en noir et blanc et que le tirage soit partiellement abîmé par endroits, je t’ai reconnue tout de suite à cause de tes taches de rousseur. J’ai retrouvé ce carton dans les affaires laissées par papa. C’est une chose que j’ai conservée sans bien savoir pourquoi. La plupart des photographies que j’y ai trouvées ne m’évoquent rien. Ce sont pour la plupart des gens inconnus, ou encore des gens que j’ai peut-être connus beaucoup plus âgés, mais que je ne suis pas parvenu à reconnaître. Il y avait aussi des photos de la famille estonienne, avec des légendes illisibles, manuscrites. Je ne suis pas parvenu à les déchiffrer.(4)

Sur ta photo, pas de légende, mais cette façon de plisser les yeux et de retrousser légèrement les narines quand tu souris. Tu n’as pas l’air malheureuse, tu as l’air d’être seule. Tes frères ont été disséminés dans des fermes un peu plus loin, Calio doit être resté en apprentissage à la capitale, pour apprendre la plomberie, peut-être est-il le seul resté à Paris. Henri et Arnold gardent les vaches dans des fermes voisines, mais vous ne vous voyiez guère. C’est ce que tu me diras plus tard, tu regrettes de ne pas les voir alors qu’ils ne sont qu’à quelques kilomètres à peine. Mais le danger de faire des rapprochements à l’époque vous interdisait de vous retrouver, même pour des événements aussi triviaux qu’une simple visite entre frères et sœur. Se serrer dans les bras, les anniversaires. Vous êtes restés là quelques années si je me souviens bien. C’est pourquoi, en te voyant sourire, je sens tout de même ta solitude. (5)

Dire qu’à l’époque tu étais une jeune fille, tu ignorais que tu allais devenir ma mère. Voilà qui me laisse pensif, vois-tu. C’est comme si toute cette période que nous avons ensuite vécue ensemble ressemble à un rêve, tout aura passé si vite. (6) Et puis, nous sommes revenus à Clugnat. Tu voulais nous montrer à O. et moi la ferme où tu avais passé l’Occupation. Il y avait cet homme, je ne me souviens plus de son nom, il ne fallait pas en parler à papa. Nous étions partis un week-end presque en cachette, alors qu’il devait vendre ses toitures ondulées dans je ne sais quelle autre campagne. J’avais été jaloux que l’homme et toi vous connaissiez si bien. Mais assez vite, la jalousie est tombée car il nous avait fait visiter son entresol avec sa grande salle de jeux, il y avait un grand meuble billard et nous y avions joué,O. et moi. Puis vous nous aviez laissés seuls pour parler de choses entre grandes personnes. Tu avais l’air très mélancolique sur la route du retour. Tu nous avais dit plusieurs fois que c’était notre secret (7), qu’il ne fallait pas en parler. Mais à la première occasion, cela a été d’une grande facilité d’en parler comme par inadvertance, comme on attribue ce genre d’inadvertance aux enfants. Il s’en est suivi dispute et bouderies sur plusieurs jours, avec toute la comédie des portes qui claquent, des injures, des valises que l’on fait à la hâte et les fameux rabibochages. Car tu as toujours préféré la sécurité à l’amour, tu me l’as avoué un jour, tu en étais un peu honteuse ça avait l’air de te faire du bien de me le dire et puis tu m’as dit d’oublier ça aussi (8), que ce n’était pas des discours à tenir à des enfants. Mais je l’ai très bien compris à l’époque déjà, c’était pour moi quelque chose de clair comme de l’eau de roche.

J’aimerais retrouver cette photographie pour te rencontrer encore une fois, te retrouver avant de te connaître comme ma mère, encore une fois, pour essayer de te comprendre un peu mieux que ce que je crois avoir compris de toi. (9) T’apercevoir d’un autre point de vue, un point de vue d’homme âgé désormais, un point de vue d’homme ayant fait sa vie, n’ayant plus beaucoup d’illusions. Le point de vue d’un homme qui est en mesure de voir un autre être humain sans tout ce poids de jugements que nous portons tous en nous pour nous défendre de je ne sais quoi, d’exister, d’avoir existé peut-être, tout simplement. (10)

J’ai pris le temps. Le jour suivant, jusqu’à tard dans la nuit. J’ai retrouvé la photographie, grand étonnement qu’elle ne soit pas la même qui m’était restée en mémoire. Non pas que j’en sois déçu, étonnement de mesurer l’écart entre un fait et ce que je suis capable d’en faire.

1.Tu n’as sûrement pas 15 ans sur cette photographie, ce qui, en réfléchissant aux dates, règle le doute que j’ai pu avoir à la relecture de ce texte. Tu es née en 36, cela semble donc plausible que tu n’aies qu’environ 7 ou 8 ans au moment où elle est prise. C’était donc vers la fin de la guerre. La libération de Paris datant de juin 44. Peut-être es-tu même encore plus jeune, j’éprouve encore des difficultés aujourd’hui comme hier à définir l’âge des personnes qui m’entourent.

2.Cette description participe de la fiction, on ne peut pas dire que tu souries vraiment sur cette image, et puis le décor si différent de celui que j’avais inventé… stupéfiant ! Même les taches de rousseur semblent absentes, et pourtant quand je pense à toi, que je me rappelle de ton visage, elles sont bien là. Il y a une confusion de toute évidence avec une autre image qui viendrait se superposer à celle-ci. Je crois que c’est une peinture d’Edward Wiraalt, même sujet, une jeune fille peut-être un peu plus âgée… mais en cherchant sur le net deux images au bout du compte se superposent également, et je ne suis pas sûr qu’il n’y en ait encore une troisième, introuvable pour le moment, appartenant à un autre peintre.

3. Peut-être que ça vaudrait le coup de retourner à Clugnat, comme jadis retourner dans une pizzeria plus de 40 ans après, faire confiance à mon sens légendaire de l’orientation pour retrouver la maison, peut-être même que l’homme est toujours là, qu’il m’attend.

(4) Si, je sais pourquoi, c’est tout ce qu’il me reste. Peut-être une sorte de preuve que je pourrais consulter si à un moment j’en avais le courage. Cela fait plus de 10 ans que le père est parti, que la maison a été vendue, ce pourrait vite être une histoire totalement réinventée, fictive totalement. C’est effrayant. Les souvenirs que l’on garde, parfois d’une façon obstinée pour ne pas vouloir accéder à d’autres. Si l’on ouvre le carton, ça vous saute au visage. Ce sont des gens, comme tout le monde, si on fait abstraction de la haine, de l’amour, de ces quelques points de vue figés sur ces gens, et auxquels on s’accroche, cet ennui.

(5) À quel point n’importe quelle image est un miroir de soi, plaisant ou déplaisant. Cette solitude dont je parle, nous la partageons, mais tu pensais alors que j’avais moins de raisons que toi de me sentir seul, puisque tu étais là. Mais il y a des états d’âme, d’esprit, des legs qui progressent entre les êtres par capillarité, ce sont des fils invisibles qui nous relient sans même que nous le sachions, même si l’on désire les ignorer coûte que coûte. C’est d’ailleurs toi qui disais (admirative) qu’un artiste, un violoniste devait être capable de tuer ses parents pour récupérer leurs boyaux, s’en faire un jeu de cordes, en tirer des merveilles. Voilà aussi où nous aura mené le fantasme des origines, de cette fameuse âme slave. Vers la déchirure, vers les tripes à l’air, haine et amour. Bien qu’à ce jour, j’ai encore beau guetter l’horizon, pas de merveille.

(6) Le temps passe vite. C’est une certitude récurrente depuis l’enfance, l’injonction plus ou moins pressante, bruyante ou muette d’en faire quelque chose. Faire quelque chose de sa vie. L’urgence provenait-elle de nous, était-elle en nous, ou bien nous l’aura-t-on imposée en ajoutant Time is money. Ce qui pourrait expliquer mon rapport désastreux à l’argent, si toutefois je cherchais encore des explications, des excuses, des raisons, comme si je pouvais trouver seul La solution.

(7) Cette attirance que tu avais pour le secret, pour mener une vie parallèle, ton jardin secret. Nous t’en voulions pour cela, nous qui étions incapables mon frère et moi de conserver le moindre secret, justement car nous le détestions. Papa aussi avait ses secrets, quand soudain tu les découvrais au hasard d’un col de chemise, les tempêtes que nous devions traverser nous déboussolaient d’autant plus que les apparences nous, on y croyait. On voulait s’accrocher comme des désespérés à ces apparences, encore plus quand elles s’évanouissaient. Comme tous les enfants le font j’imagine.

(8) Ces changements brusques, ces chauds et froids, ce que les psychologues nomment la double contrainte, je t’aime et je te claque, ce ne fut pas quelque chose de simple à traverser. Je te dois ça aussi. Par le même processus de capillarité certainement. Le désir et la frustration quasi immédiate du désir m’ont certainement appris bien des choses, à te rejoindre dans tes méandres notamment, à cesser de raisonner face à tout l’irrationnel que tu incarnais, à devenir encore plus sensible, plus intuitif, est-ce que j’ai à m’en plaindre désormais, j’avoue que je préfère ne pas m’en plaindre, de ne pas perdre d’énergie là-dedans.

(9) Toujours ce passage vers une forme de grandiloquence insupportable, c’est comme un pendule qui se balance d’une extrême à l’autre, de la rationalité la plus cruelle, la plus glacée vers le sentimentalisme le plus exacerbé. Cette fameuse âme slave, incompréhensible à ce que je sache aux Gaulois. Ils nous ont dès le début moqués, se sont effrayés d’un tel remue-ménage dans nos cœurs, nos cervelles, ils ne savent que faire des phrases, disserter, raisonner. Je les ai suivis sur ce chemin t’abandonnant sur le tien. Le fameux droit du sol impliquant en creux un devoir évidemment.

(10) Par l’imagination on peut arriver au même point que par la réalité. J’ai scanné cette petite image d’à peine 10 cm de long par 5 de large. À 4800 dpi j’obtiens un tableau que je pourrais peindre sans doute. Je veux dire aucune haine, et tu sais que nous ne sommes pas partisans non plus des regrets, nous savons à quel point ça ne sert à rien, que ça ne changera rien. Je te vois. Tu es sur mon écran maintenant avec la meilleure définition possible. Même si tu ne souris pas, que je ne souris pas non plus, il y a quand même un sourire qui flotte quelque part entre nous deux, le fameux sourire que l’on devine dans l’œil du lapin dans le Gilles de Watteau, dans l’âne de Chagall, toute l’énigme résolue d’une peinture ou d’une photographie en un clin d’œil par cette étrange présence que l’on ressent. Ce sourire.

A propos de Patrick B.

https://ledibbouk.net ( en chantier perpétuel)

Un commentaire à propos de “#anthologie #21 | annoter”

  1. « C’est effrayant. Les souvenirs que l’on garde, parfois d’une façon obstinée pour ne pas vouloir accéder à d’autres. »…merci pour ces notes dont la sensibilité affichée rend le texte plus limpide entre ses zones d’ombre… encore qu’il n’y ait rien à comprendre, ni à chercher, juste écouter le bruit sourd des sentiments dans les coeurs écorchés. merci

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