Je n’ai que deux photos de toi (1) / (2). L’une est un portrait en noir et blanc que tu as dû faire chez un photographe (3). L’autre m’a été transmise par Thérèse, ta fille, ma tante (4). Cette photo m’est précieuse car elle te surprend dans la vie. Elle est trace de toi dans le vivant des jours (5). Je me dis qu’on est peut-être dimanche sur la photo. Pas d’usine aujourd’hui (6). Tu te détends. Vous êtes au bord de la rivière en contrebas du bourg. C’est une partie de pêche avec pique-nique sans doute (7). Vous êtes cinq sur la photo. A gauche, serrées les unes contre les autres, souriantes, tes deux belles-sœurs Madeleine et Thérèse (8), et ta femme, Marguerite. (9). Un peu plus loin sur la droite, Jean, le mari de Thérèse et puis toi. C’est donc Marcel qui prend la photo. Ton autre beau-frère, le mari de Madeleine. C’est une sortie en famille, avec ta belle-famille. Tu es vêtu d’une chemise blanche et d’une veste dont tu as retroussé les manches, d’un pantalon épais (10). Il fait beau mais sans doute encore un peu frais. Tu as remonté ta jambe droite et ton bras gauche enserre ton genou. Tes mains se rejoignent. Ta posture est enveloppante. Tu portes ton béret (11). J’aime de toi la douceur (12). De ton visage. De ton corps. De ton regard (13).
- On sait si peu de chose de toi. Une figure absente dont on se souvient peu. Un fantôme. Une existence somme toute filiale. Un fils, un frère, un demi-frère, un père, et puis post-mortem un grand-père, un arrière-grand-père…Mais pour le reste, un homme de silences et de mémoires trouées. Tu as pourtant vécu ta vie d’enfant et d’adolescent, puis ta vie d’homme. Sans toi nous ne serions pas
- Tu es né en 1915. Tu portes le prénom de ton père, tradition que tu te refuseras de perpétuer pour tes propres fils. Un père, c’est déjà lourd à porter, quand on tente d’exister.
- Ce portrait, je l’ai déjà ecrit. | Un portrait en noir et blanc. Tu es allé chez le photographe ce jour-là. Tu es très élégant. Vrai, on dirait un acteur de cinéma. Veste, chemise blanche, cravate. Front haut et dégagé. Tu as soigneusement peigné, lissé tes cheveux vers l’arrière. Mais ce qui frappe à bien te regarder, c’est l’ombre. Tu ne poses pas tout à fait de face. L’ombre te mange la partie gauche du visage. Seul un triangle de lumière sur ta pommette saillante en réchappe. En voie de disparition déjà. On voit à peine tes yeux. On les devine marron dans le creux des orbites sous les sourcils bruns légèrement froncés. Ton nez trace une frontière fine et régulière entre l’ombre et la lumière. Tes lèvres esquissent un doux sourire. Un sourire qui donne envie de te connaitre. Elle ne te mérite pas. Ce portrait, elle le posera parmi le bric-à-brac sur la commode. Et te voilà perdu, là encore, au milieu d’un tas d’objets, entre bonbonnière et sainte Vierge bénie à Lourdes.
- Elle a peu de souvenirs de toi. Elle avait pourtant 17 ans quand tu es mort. Tu es celle des trois enfants qui a le plus vécu avec lui. Très récemment, avec son peu de souvenirs elle m’a tout de même parlé de toi au téléphone. Et c’est peu de temps après je crois qu’elle m’a transmis cette photo. Numériquement. Une photo de photo.
- Tu aimes l’odeur de pluie et de soleil sur la route chauffée à blanc après l’orage. Tu aimes les odeurs de terre les jours de labour. Tu aimes disparaitre dans la fraicheur des chemins creux les après-midis brûlants d’été. Tu aimes caresser le flanc des vaches, vie chaude et puissante à fleur de main. (Fiction de toi.)
- A quarante ans passés, tu trouves de l’embauche dans la ville voisine. Une usine de construction de bateaux cherche de la main d’œuvre. On y fabrique des bateaux à moteur et bientôt des voiliers. Tu seras ouvrier peintre. (D’après le récit de Thérèse).
- Mais toi, ce que tu préfères, c’est ton petit jardin. C’est ta mère qui t’initie aux merveilles du jardin. Avec elle tu apprends à préparer la terre, à faire les semis, à planter, arroser. Parfois quand le travail de la ferme le permet, vous vous asseyez sur le petit banc de pierre sous le cerisier, tu poses ta main sur son genou, et vous regardez les plantes pousser. Enfant, tu adores retourner la terre pour y dénicher les pommes de terre. Tu as l’impression de déterrer des trésors. Tu te surprends à parler aux plantes, à les encourager. Avec ta mère, tu guettes les pluies D’été, redoutes la grêle des giboulées de mars. C’est le jardin qui vous nourrit. Et l’idée de manger ton jardin t’enchante. (Fiction de toi.)
- En vérité, je ne reconnais pas deux visages sur la photographie. Soit c’est Jean qui prend la photo, le mari de Thérèse au milieu de ses deux sœurs. L’homme à côté de toi serait donc Henri et la troisième sœur Renée. Ou bien cet homme sur la photo serait Jean. Dans ce cas, le photographe serait Marcel et la troisième sœur Madeleine.
- Ta femme tient à rester auprès de sa mère. Tu quittes donc ton village, la ferme familiale et tu t’installes dans un cœur de bourg, rue de l’Eglise. Ta femme est blanchisseuse. Ici, tu es paysan sans terre, alors tu trouves à t’employer dans une ferme des environs. Tu sais faire. Ton père est cultivateur. Le couple qui t’emploie t’aime bien. (D’après le récit de Thérèse).
- Devant toi une bouteille de vin. – Tu n’aimes pas quand les enfants partent en colonies de vacances ou chez les tantes de Nantes. Ils te manquent. Tu aimes qu’ils te racontent la mer et la ville à leur retour. En leur absence, tu passes un peu plus de temps dans le jardin avec grand-mère. Et avec les copains dans la fraicheur de la cave.(Fiction de toi.)
- Tu lèves la tête, soulèves légèrement ton béret, humes l’air. Il va pleuvoir ce soir. Tu souris. Pas besoin d’arroser le jardin.(Fiction de toi.)
- Tu fais des ricochets sur l’eau verte et tremblante de la mare aux Fées. Ce jour-là ta pierre fait trois bonds sur l’eau avant de se poser sur un nénuphar. Tu souris. Tu y vois un présage de bonheur. (Fiction de toi.)
- Un jour, la tête te tourne. La peinture, les vernis, tu fais un malaise. Et tu t’effondres. Tu meurs, asphyxié. Tu as 49 ans. L’usine écrira une autre version, celle de la crise cardiaque. La famille ne saura jamais vraiment. L’usine confie une somme d’argent à la cure, de quoi nourrir les trois enfants pendant un an après ta mort. Piètre compensation. Le pécule est versé chaque mois à ta femme par le curé. Tu es enterré un 5 mars. Ce jour-là, ton dernier fils a 6 ans. (D’après le récit de Thérèse).