#21 | ajout de notes sur le texte #19 | tout sera oublié
toutes les images disparaitront (1)
que reste-t-il de la mémoire…
cette petite fille démembrant une poupée (2) comme on désosse un poulet (3), le visage en extase (4)
cette jeune fille, une colombe sur la tête, l’air gauche et un sourire niais (5)
les années 80 et l’arrivée du sida, fin de la parenthèse enchantée (6)
les chaussures méduses achetées à Florence (7)
les mêmes chaussures aux pieds, 40 ans plus tard (8)
ces frères siamois, reliés par une longue barbe (9) dans le film les 5000 doigts du docteur T
voir tous les Marx brothers avec les parents, hilares
aller au cinéma tous les week-ends en entrant par la porte de sortie (10), se gaver de films pour oublier les parents occupés à leurs affaires
les places de Paris, aujourd’hui vierges comme des pages blanches
ces mêmes places autrefois occupées par le père et ses acolytes, complètement saouls
cette petite fille, encore elle, oubliée sur la place Furstenberg, un soir, puis retrouvée en train de dessiner nonchalamment (11) dans le commissariat de police
le roi et l’oiseau, vu et revu, et pourtant la mémoire fait toujours défaut malgré la certitude d’avoir adoré
elles sèment le père ivre dans les rues de Paris (12)
lui est fou de désespoir et elles le regardent depuis une cachette avec un mélange de tristesse et de joie
le rire aussi, qui rend complices la mère et la fille
plus tard la fille fera parfois, voire souvent, des détours dans certains endroits de Paris pour ne pas croiser le père
Absolute beginners avec David Bowie en photographe
la mémoire par procuration (13)
la fille n’a alors pas ses propres souvenirs, elle se rattrapera plus tard, longtemps après que ces images persistantes qui ne sont pas siennes et qui sont entrées comme par effraction dans son imaginaire soient un jour déposées dans le cabinet du psychanalyste
comme cette image de Jimi Hendrix sortant d’une poubelle à l’aube ou encore celle de Jim Morrisson buvant des bières avec le père sur le boulevard Saint-Germain une semaine avant sa mort tragique qui fera la une des journaux, la fille n’est même pas encore née
la mère devant une vitrine de galerie, la fille montre le beau dessin du doigt, la mère regarde l’œuvre de Picasso et lui dit de faire aussi bien, voire mieux
la fille essaiera d’être peintre, trente ans durant (14)
los olvidados de Luis Buñuel, dinero para comer
penser à Luis Buñuel et à sa longue interruption dans la réalisation de films, juste avant sa période mexicaine
elle s’aperçoit qu’elle n’a pas vraiment ses propres souvenirs, ses propres images à elle, ou si peu
les shorts à carreaux fluorescents lors du spectacle de fin d’année
la musique de Carte de séjour reprenant Douce France de Charles Trénet
les films du week-end, encore et toujours, par la porte de sortie
retrouver ensuite le père saoul sur une place de Paris, n’avoir que ses yeux pour pleurer
en pleine rue, faire confiance à des inconnus et mettre un serpent autour de son cou en ne sachant pas si celui-ci est venimeux ou pas, en rire, la fierté pour ornement
courir après le repas sous la pluie battante pour échapper aux éducateurs impuissants et criant à la fille de revenir, nom d’un chien
passer l’hiver pieds nus dans ses chaussures méduses
se faire offrir des mi-bas par la professeur de Français du collège (15)
avoir honte et être fière tout à la fois
tout sera oublié, oui (16)
tout l’est déjà, en grande partie (17)
(1) Phrase qui ouvre le livre « Les années » d’Annie Ernaux
(2) Je me souviens bien de cette joie-ci de tuer le corps, immortalisé sur une photographie que j’ai perdue…
(3) Ce fameux poulet rôti du dimanche midi, acheté sur le marché, et mangé avec mon père et ma mère à même le lit de cette chambre d’hôtel de la rue Letort dans le 18ème arrondissement de Paris lorsque je venais les voir le week-end.
(4) Extase : exaltation, béatitude, joie, ravissement…
(5) Je n’ai gardé cette photographie que pour la cocasserie d’avoir une colombe sur la tête, j’ai alors 15 ans, peut-être 16.
(6) 1980, année de mes 6 ans et année de mon placement dans ce foyer appelé « Le renouveau » à Montmorency. Avec les années 80, une nouvelle ère musicale qui rompt avec les années 70, la musique sera dès lors pour moi, une ressource inépuisable, un puits sans fond dans lequel j’irai puiser l’énergie nécessaire pour avancer, qui me sortira de l’inertie de la mélancolie. C’est aussi l’arrivée d’une époque marquée par le Sida, maladie dévastatrice et qui fait peur, je me poserai souvent la question concernant ma mère qui se drogue alors à l’héroïne et l’angoisse vive me plongera dans de grandes stupeurs.
(7) Chaussures en plastique souvent mises pour aller à la mer, d’où le nom de méduses car translucides. Premier argent gagné en jouant dans une pièce de théâtre dans les campings avec le foyer, avec lequel je m’offris ces chaussures en Italie où nous partîmes 2 jours grâce à notre recette, en minibus.
(8) Nostalgie. 49 ans et ces méduses aux pieds.
(9) La barbe, motif récurrent dans mes peintures, trouve peut-être son origine dans ce film qui me marqua. Autant que la barbe en coton blanc qui me resta dans la main un soir de Noël où je compris ma grande naïveté, ou Barbe-bleu, conte qui m’effraie toujours aujourd’hui ou encore la barbe de mon père à la fin de sa vie dans la rue.
(10)
Ma mère m’apprit à frauder les cinémas pour mon plus grand plaisir : celui de voir des films et pour mon plus grand désespoir : elle se débarrassait ainsi de moi pour 2 ou 4 heures de suite.
(11)
Je ne me souviens pas d’avoir dessiné pendant mon enfance et mon adolescence, on me dira le contraire, à ma grande surprise.
(12)
Souvenir de ce père nous cherchant hagard et désespéré, souvenir insupportable et plein de culpabilité. Digne d’une scène de cinéma, drolatique et dramatique. Les rues de Paris comme décor.
(13)
Dans cette phrase, tout est dit. Après la mort des parents et avoir vécu leur vie plutôt que la mienne et n’ayant donc pas d’intériorité, je cherche à me réapproprier.
(14)
Je navigue toujours entre les deux eaux de la peinture et de l’écriture.
(15)
Mme C—L, m’offrit discrètement, dans les couloirs du collège, différentes paires de bas pour que je n’aie pas froid, pleine de compassion pour moi alors que je m’enorgueillais de n’être pas frileuse et que je tirais une grande fierté de mes méduses italiennes. Sa gentillesse me toucha, et comme je l’invitais à la fête de fin d’année du foyer, elle m’offrit « le scarabée d’or » d’Edgar Allan Poe, joie…
(16)
Vraiment ?
(17)
Oui.