#anthologie #21 | 12 points d’attention

Tu as huit ans. Tu es une petite fille en robe claire, le front dégagé, les cheveux blonds mi-longs tirés en arrière (1), séparés par une raie bien nette ; tu as les yeux clairs, posés à fleur de tête, sans creux (2). Tu es assise sur les marches d’un petit escalier qui aboutit à la terrasse d’une maison qu’on devine au fond (3). Une végétation touffue mord chaque côté de l’escalier ; tu es assise face à nous, les coudes posés sur tes genoux écartés. On voit un pan de ta culotte. Tu te tiens ingénument comme une petite fille à qui on n’aurait pas encore dit : « serre les cuisses ». Une pointe invisible vient troubler cette image innocente. Tes sourcils sont légèrement froncés au-dessus d’un grand sourire (4); assis sur la marche derrière toi, il y a ce type : ton père (5).

Tu as vingt ans. Tu portes des lunettes noires, une brassière et un short qui découvre ton ventre bronzé et tes jambes musclées (6). De la main gauche, tu tiens la queue de cheval de ta sœur agenouillée devant toi. Dans ta main droite, tu tiens une serpette que tu brandis bien haut au-dessous du cou de ta sœur (7). Ton visage hilare est tourné vers la caméra : c’est une mise à mort d’opérette.

Tu as 46 ans. Tu brandis un poisson que tu viens d’attraper à la palangrotte (8). Tu évolues en mer avec aisance. Tu es habile à la pêche, une bonne navigatrice (9) et tu nages comme un poisson. C’est sur la terre que se manifeste ta maladresse.

Tu as 69 ans. L’alcool a abîmé ton corps et ta cervelle (10). Tu as cassé ton dentier et souffre de fuites urinaires. Tu t’en fous complètement et c’est drôle (11). Tu vas mourir dans un mois (12) mais moi, je ne le sais pas.

(1) Elle avait des cheveux blonds vigoureux d’une couleur blé mur et. Pour son mariage, le coiffeur avait choucrouté sa crinière au point qu’on eut dit une coiffe de parade de samouraï.

(2) Elle avait les paupières lourdes qui lui donnaient l’air de John Fitzgerald Kennedy. Vers l’âge de 50 ans, elle s’était fait enlever un peu de peau mais cela n’avait pas fondamentalement agrandi son regard mi-clos. Les yeux étaient un sujet constant d’angoisse pour elle ; Elle était très myope et porter des lunettes épaisses – en cul de bouteille, disait elle – avait été un des grands traumas de son enfance.

(3) La maison qu’on devine du fond pourrait être celle de Ai Benian, anciennement Guyotville près d’Alger ou celle de Belgrano à Buenos Aires. Les deux maisons possédaient, parait-il, des jardins luxuriants où poussaient des agaves et des hibiscus.

(4) Elle commença à froncer le sourcil très jeune et je l’ai toujours connue avec une profonde ride verticale – la ride dite du lion. Elle racontait qu’elle avait essayé en vain de réduire cette entaille en y collant un bout de sparadrap qui lui tirait la peau.

(5) Son père était un tyran domestique. Misogyne, hâbleur, colérique, c’est le type dont on disait qu’il avait des qualités sans jamais préciser lesquelles. Elle a toujours haï son père et je partageais sa répugnance instinctive. Etrangement, son paternel  est mort d’un arrêt cardiaque sur l’autoroute, à côté de Lyon où elle vivait alors. Elle aura été la première à se présenter à la morgue. Ce père était un incesteur.

(6) Elle était une force de la nature. Elle a joué au handball à un niveau national, était classée au tennis. Elle est même arrivée 7eme du cross du Figaro. Elle avait des abdos bien galbés. La manifestation conventionnelle des genres n’avait pas cours dans son couple. Son homme cousait, faisait la cuisine et parlait d’une voix douce ; elle était plus « masculine » Elle buvait sec, fumait à la chaîne, riait fort et s’engueulait avec tout le monde.

(7) Hélène, sa sœur ainée était gynécologiste. C’est elle qui cassant sa tirelire, lui a permis de passer sa première année de médecine au rattrapage. Hélène lui vouait une gratitude indéfectible.

(8) Deux familles naviguent sur un bateau de 12 mètres au large de l’île d’Elbe. Tout le monde a essayé à prendre du poisson en laissant filer des lignes pendant des heures mais cela ne mord pas. Il lui suffit  de lancer sa ligne pour ramener un poisson de belle taille. Cette chance insolente fait éclater sa joie.

(9) L’amour de la mer lui vient de ses années algériennes. Elle passait des heures à nager, à pêcher, à plonger, à rêvasser face au miroir scintillant de la méditerranée. De retour en France, elle se débrouilla pour aller aux Glénants dont elle deviendra monitrice quelques années plus tard. Dans les années 80, la planche à voile devint un loisir prisé. Mais elle, si douée pour sentir le vent apparent, était incapable de lever le mat et de tenir quelques secondes debout sur la planche. Elle portait magnifiquement des casquettes de vieux de loup de mer. 

(10) Quand l’alcool est-il apparu dans sa vie ? Tout le monde n’a pas le même avis. Certains disent que c’est son mari, fils de paysan, qui lui a appris à boire. Boire un canon était courant dans les années 60 dans les campagnes. D’autres disent que son problème d’alcool a commencé avec la présidentielle remportée par Mitterrand en 1981. Militante de longue date, elle a été écartée du pouvoir par les nouveaux hommes forts qu’elle avait aidés et soutenus dans l’ombre pendant des années. Cette trahison l’a poussé vers l’alcool. D’autres encore pensent que la fêlure date d’avant. De l’inceste.

(11) Les alcooliques sont épuisants mais il faut le reconnaître, ils sont marrants. Leur anarchisme défie les faux semblants, leur ivresse ridiculise la mascarade sociale.

(12) Elle vit à La Rochelle dans un EPHAD qui a bien voulu l’accueillir alors qu’elle est encore assez jeune. On la laisse même s’alcooliser comme elle veut, lui demandant juste de mettre au sale ses pantalons pisseux au lieu de les planquer roulés en boule dans les placards. Elle est au bord de la mer dans une région qu’elle aime. On fait un tour en bateau et on marche sur le rivage et je me rends compte de ses soucis cardiaques et de continence. Elle s’enfuira quelques semaines plus tard à Paris ; on lui trouvera en urgence une chambre à Conflans où elle mourra quelques jours avant son 70ème anniversaire.

A propos de Geneviève Flaven

Je suis née à Paris en 1969. En 2001 à Nice, j’ai fondé une agence de conseil en design puis suis partie à Shanghai pour développer mes activités. Le départ en Chine m’a mené vers l’écriture et la publication. Depuis mon retour en France en 2019, je me consacre à la création et à l’animation de projets collaboratifs de théâtre documentaire en France et dans le monde. Théâtre : The 99 project (http://www.the99project.net/ ) Blog de mes années chinoises : Shanghai confidential (https://shanghaiconfidential.wordpress.com/)

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