Ce n’est pas toi sur la photo. Je ne te reconnais pas. C’est une femme obèse, on dirait aujourd’hui en surpoids. Tes joues sont bouffies et rebondies sur tes yeux, des yeux comme en pleurs, les larmes en moins, enfouies. Ton visage sur cette photo est perclus de désolation. Même ton sourire ne veut rien dire. Rien dire de toi, de la mère qui m’a mise au monde, de la femme au corps décharné que j’ai pris doucement dans mes bras quand tu es partie, loin, tellement loi, que depuis je ne t’ai jamais revue.
Sentie parfois, le temps d’un léger courant d’air sur mes épaules, fatiguées, ou quand je danse. Tu aimais tellement que nous dansions.
Cette photo est celle d’une femme qui, quelques mois auparavant, avait avorté, une fausse couche comme on disait, de deux êtres, bien vivants, pas encore prêts, deux fœtus jumeaux, des vrais. De ce drame, une ordinaire tragédie à cette époque, tu ne m’as jamais parlé. De cette arrière-boutique de couturière, de ces aiguilles à tricoter, l’infection, les douleurs et la peine, ta peine immense. C’est ton mari, mon père qui m’a raconté. Pas tout dit. Tu avais pris du poids, comme une femme enceinte, mais sur la photo tu ne l’étais pas, tu ne l’étais plus. Exit in utero, tu t’étais fabriqué une grossesse dans la tête et la chair.
J’ai su aussi que tu étais tombée. Fracassée, que tu avais chuté. Plus bas que terre, au fond du trou et tu ne voulais plus en sortir. Et plus tu t’enfonçais, plus tu gonflais, de partout. Lui, qui n’était pas encore ton mari, ne savait pas quoi faire. Il savait que tu avais voulu ce geste, incisif, tranchant, définitif, mais il m’a assuré n’avoir jamais su pourquoi.
J’ai depuis ressassé cette question. J’ai renoncé.
Le temps a passé, une poignée d’années, un mariage. Une naissance. Un fils, qui a illuminé ta vie de devant. Vous vouliez aussi une fille. Je suis là.
On a fait ensemble un bon bout de chemin.
Sur toutes les photos d’après, tu es belle. Une beauté à ravir. La taille fine, tes mains sur les hanches, les yeux rieurs, et ce sourire du courage qui a construit et embelli ma vie.
Celui qui a pris cette photo n’a rien vu de cette blessure, ou rien voulu voir. Sinon, il n’aurait pas commis cette indécente mise en lumière. Tu n’as jamais fait disparaître cette photo de toi qui, pour moi, n’est pas toi. Je l’ai trouvée dans tes cartons, en vidant ta maison. J’ai juste eu le temps de demander à ton veuf, mon père, de me dire, de me faire savoir qui était cette femme, là, que je ne connaissais pas. Avant qu’il meurt. Alors j’ai su. Depuis je me suis demandée s’il n’avait pas inventé, avant de disparaitre lui aussi, cette histoire de mort-nés. Il avait eu un frère jumeau, retrouvé sans vie, un matin d’hiver, dans la chambre d’à côté. Ils avaient deux ans.
Était-ce vraiment toi ? Et où est-elle cette photo maintenant ? Avec des papiers, précieux, que j’ai gardés ? Je ne sais plus. Si je la retrouve, quand je la retrouverai, je la reconnaitrai. Cette autre que toi.
Une image si signifiante qui suscite beaucoup de questions. Merci Eve pour ce texte.
… Ah.. les tiroirs… et les placards… Merci pour cette matinale lecture.
Très beau ( poignant ) ces deux visages sinon trois d’elle . Était ce vraiment toi? c’est une question qui traverse nos histoires. Merci.
Merci pour le « poignant » ce texte est sorti au petit matin, il faisait encore nuit, comme une évidence en forme de coup de poignard tourné vers un passé… réel ou imaginaire, peu importe. merci beaucoup.