J’ai découvert cette photo de toi sur Internet. Je cherchais un cliché pouvant illustrer ce que j’avais vaguement en tête. Dès que je t’ai vue, je t’ai choisie. Oh, bien sûr ! j’aurais pu chercher plus loin, connaître ton identité et ton histoire ; il eut suffi de quelques clics supplémentaires. Je me les suis interdits. Peut-être la curiosité l’emportant, je tenterai d’en savoir plus sur toi, mais seulement lorsque j’aurai fini de t’écrire. Ton portrait signifie tant pour moi.
Ta physionomie, d’abord. Bien sûr tu es une belle femme. Tu as la beauté de la jeunesse. Quel âge as-tu ? Je ne saurais dire ; ton visage est plein. Est-ce en raison de la date de ta naissance ou parce que tu n’as aucune sécheresse ? Sans être bien en chair, je te vois pulpeuse. Une robe légère, c’est l’été. Les cheveux noirs ondulés, une coiffure qui dégage ton visage. Merci de t’offrir ainsi à mon regard. Tu permets que je te décrive davantage, ce n’est pas un examen malsain, tu m’es infiniment sympathique. Parlons du décor de ton portrait, du contexte de la photo : un coin de rue, dans une ville, je dirais Paris en raison de ce que tu tiens dans tes bras. Le quartier semble populaire, une fenêtre maigre à petits carreaux pour la façade, une descente de gouttière pour l’angle de fuite, plus loin du noir. C’est peut-être le soir. Toi, tu es éclairée par des projecteurs, je pense. Ton visage est juste sur l’angle du mur. Belle composition, œuvre d’un bon photographe, c’est sûr. Ta taille est au même niveau que le rebord de la fenêtre ; un portait en plan « taille » dirait un spécialiste. Je m’égare, je m’égare — au fait, au fait, aurait-dit mon grand-père que les digressions de sa femme horripilaient. Tu es métisse, je dirai même franco-vietnamienne. Pourquoi j’en suis si certaine ? Parce que j’en connais beaucoup. Ces yeux bridés, ce nez aristocratique ne peuvent me tromper. Donc résumons-nous : tu es métisse vietnamienne et tu vis à Paris. Es-tu la fille d’un militaire qui t’as eue alors qu’il était en Indochine, celle d’un petit colon de là-bas qui t’a ramenée dans ses bagages ? Ou celle d’une Française qui aurait fauté à Saïgon avec un riche Chinois ? Non, cette version n’existe que dans les romans de Marguerite Duras. Tu sais j’aime beaucoup le Vietnam, j’y suis allée deux fois. Mon père dort là-bas, quelque part dans la jungle, à trente-cinq heures de marche de la cuvette de Diên Biên Phu. Une anecdote à propos de l’un de ces voyages. Veux-tu ? J’étais au marché avec un ami vietnamien qui me servait d’interprète. Il a raconté à des marchandes la raison de mon voyage, elles sont venues m’entourer et me consoler… L’une m’a touché les fesses en disant qu’elles étaient rebondies alors que les siennes étaient plates. On a ri au milieu de nos larmes. As-tu des fesses vietnamiennes ou des fesses françaises ? Ta photo ne donne pas ce détail.
Tu observes les gens qui passent, cherchant leurs regards. Tu cherches le mien aussi, celui-là, tu le trouves.
Et que portes-tu dans tes bras, disposés en éventail pour mieux les proposer à la vente ? Des petits formats. Ces feuillets quatre pages consacrés aux airs à la mode. Sur la couverture un dessin souvent naïf, le titre de la chanson et ses auteurs, paroles et musique, parfois le nom de la vedette qui l’a fait connaître, à l’intérieur la partition de la mélodie surmontée de l’indication des accords de l’harmonie bien utile aux accompagnateurs et les paroles. Attends que je déchiffre le titre du premier « Ça ne se vend pas ». Bien sûr que si ça se vend, c’est même comme cela que tu gagnes ta vie. En chantant dans les rues et en vendant des petits formats. Je vais te faire une confidence : je ne connais pas cette chanson ! Pourtant j’en sais beaucoup et je possède des tas de petits formats. Donc tu chantes. Laisse-moi t’imaginer. Tu as une voix forte qui porte loin, ta diction est parfaite — il faut que les gens s’arrêtent pour écouter les paroles. Tu aimes les rues étroites, les cours intérieures. Bien campée sur tes jambes, tu sais utiliser la réflexion des murs, les résonances des hautes façades et lancer des aigus à vous chavirer l’âme.
En dépit des difficultés de ta vie, je sais, pour avoir pratiquer cet art, combien tu en éprouves de joie.
ça sert à ça les consignes compliquées : à la surprise de textes intenses et complexes, et qui vous embarquent !
Merci pour votre commentaire, François. Vous pouvez vous vanter de m‘avoir plongée dans la perplexité avec cette proposition d’écriture. Je ne suis toujours pas sûre de l’avoir comprise. Peut-être, pour aller plus loin, aurait-il fallu faire parler le personnage de la photo.