#anthologie #20 | l’abuelita

Je n’ai que cinq photos de toi. Cinq photos mais seulement trois jours de ta vie. Cinq photos qui te montrent à l’occasion de trois jours de ta vie, de ta vieillesse, de ta grande vieillesse on dirait aujourd’hui.  À soixante-quinze, à quatre-vingts et sur les deux dernières, non datées, les plus récentes, si on peut dire, à quatre-vingt-six ou quatre-vingt-sept ans. Pas davantage. Tu es morte à quatre-vingt-sept ans. Sur toutes tu as les cheveux blancs, peignés avec une raie sur le côté droit de la tête et qui recouvrent tes oreilles. Prenons-les dans l’ordre chronologique. D’images de toi antérieures, il n’y a pas. Ni matérielles ni immatérielles. Une photo d’identité, parce qu’en 1967 contrairement à ce qui était le cas en 1941 comme l’attestent les papiers tamponnés que j’ai sous les yeux, le vice-consulat d’Espagne demandait une photo. Même renseignements, même noms, prénoms, parents, absence de profession, adresse, mais sur le papier de 1967, ton visage dans le coin droit. Les deux agrafes ont rouillé.  Tu portes un manteau sombre, noir probablement, de photo en couleur de toi je n’ai pas, de toi de qui je n’ai que ces cinq photos, cinq photos en noir et blanc prises à l’occasion de trois journées de ta vie, trois journées de ta vieillesse. Tu portes un manteau noir on dira, je sais qu’il est noir, fermé jusqu’au menton, tu as noué un foulard autour du cou, est-il en soie, t’a-t-on un jour offert un foulard en soie, tu as mis ton plus bel habit, un manteau, un foulard, celui des grandes occasions, le seul peut-être, et fait tenir une mèche de cheveux par une barrette, les cheveux sont bien peignés, la raie bien tracée, les lèvres serrées, portes-tu un dentier, ou ne fais-tu qu’avec quelques dents, tes sourcils sont broussailleux, blancs, peut-être quelques-uns de gris te reste-t-il, tes yeux me semblent clairs, vifs surtout, petite chose ramassée, noiraude je le sais malgré tes cheveux blancs, tes sourcils blancs, ton foulard clair, tes yeux étrangement clairs, mais dans le regard, droit, nulle agressivité, nulle passivité, ni arrogance -comment aurais-tu pu- ni humilité, une présence, une force, une lutte. Il faut de grandes occasions pour que l’on te prenne en photo. Ou un impératif administratif. Les deux photos suivantes ont été prises par un photographe professionnel. Elles sont encadrées d’un liseré blanc, légèrement cranté. Au dos, le tampon du photographe, Les Images vivantes, une adresse, et numéro de téléphone à six chiffres et, en encadré, cette information service photo extérieur. Une des deux photos, la deuxième dirons-nous, confirme l’indication notée au crayon de couleur bleu au recto (L10, quand au dos de l’autre on lit L6), a été déchirée, manque donc le tiers inférieur de la photo, des pieds et des marches, rien d’essentiel donc. Sur la première, l’intérieur d’une église, au premier plan trois jeunes filles vêtues et gantées de blanc, portant un bandeau blanc dans les cheveux, elles sont agenouillées. A droite, assises côte à côte les femmes plus âgées, chapeautées, leurs vêtements sont plus foncés, probablement colorés, elles regardent l’objectif. Plus à droite, sur le même banc, un visage, les vêtements noirs se confondent avec l’obscurité du lieu. Tu es là. Discrète. A ta droite celle qui n’a pas voulu de toi, fidèle au préjugé de ses parents. Dans le tombeau aussi elle refusera de te faire une place. Elle te tourne le dos. Mais tu es là. Au premier rang. Comment supportes-tu cela? Ressens-tu de la fierté, de l’indifférence, es-tu gênée? Je ne vois pas ton regard. Tes cheveux sont en partie recouverts par une mantille en dentelle noire.  Au mariage de ta fille, tu n’as pas eu le droit de t’asseoir au premier rang, ni même au second. Debout au fond de l’église tu as dû rester. Mais elle était mariée, tu pouvais respirer. La photo suivante, celle déchirée, a été prise à la sortie de la messe. On voit quinze personnes. Gants, chapeaux, cravates et noeuds papillon sont de sortie. Tous regardent l’objectif. Tous sauf toi. Tu tiens le bras de ta fille d’un côté, t’appuies sur ta canne de l’autre. L’oeil affolé. Il y a quelque chose de fou dans ton regard. L’image d’une sorcière. Si petite, alors que ta fille qui te dépasse d’au moins deux têtes aujourd’hui semblerait bien petite, elle a sans doute mis des talons, mais toi combien mesures-tu? Une sorcière. Une gitane. Gitane, sans doute l’es-tu un peu. Beaucoup même. Ton nom le dit, ta peau aussi, ta matité.  Restent deux photos. Prises le même jour. Chez toi. Chez ta fille. Chez ta fille où tu avais enfin eu ta place. Ses enfants sont mariés. Il doit exister d’autres photos. Celle du mariage de la fille. Les deux précédentes sont celles du mariage du garçon. Pouvoir découvrir d’autres photos de toi. Les chercher dès que possible. Peut-être n’ai-je pas que cinq photos de toi. Celle-ci n’a pas été prise par un photographe. Le format est carré, six sur six (à vérifier), bordé d’un liseré blanc non cranté. Tu ne regardes pas l’objectif. Tu regardes la fillette, tu lui parles, tu lui parles dans cette langue tienne, étrangère, qu’elle ne parle pas, qu’elle comprend, un sabir qu’on parle ici. Tu es assise sur une chaise dans ce qui tient lieu de couloir et de cuisine et de salle d’eau, ni salle de bain ni WC ici, mais un sol pavé, de l’électricité, du chauffage, quand il n’y a rien de tel chez toi, dans ce chez toi inespéré, cette adresse inscrite sur les papiers du vice-consulat, ces papiers que tu ne sais pas lire. Debout derrière toi, les mains sur les hanches, cette position dont j’ai hérité par atavisme, ta fille. Forte. Toi, yeux cernés, enfoncés, regard sombre, visage anguleux, émacié, portant un polo à manches longues, noir, une broche épinglée dessus, sous le cou, un tablier à fleur recouvre tes jambes. La fillette te tient les mains, tes mains noires dans ses mains blanches, à quoi joue-t-elle, que lui dis-tu, vous avez oublié celui ou celle qui se tient devant vous, dans cet appartement exigu, la fillette regarde tes mains, tu regardes l’enfant, lui parles, la regardes. Présence de ton regard. La voix, le regard, les mots forment un lien. De la voix, des mots, du regard, tu la tiens, l’enlaces. Des deux mains elle te tient, te tient les mains. Et vous formez comme une île, tandis que, par dessus vous deux, se regardent ta fille, droite au fond, mains sur les hanches, et sa fille, droite, appareil photo en main. La dernière photo est en carton, ta silhouette a été découpée, il n’y a que toi, habillée comme sur la photo précédente, mais le visage, trois fois plus grand. Tu es assise sur la même chaise, tu regardes l’objectif, tu as les mains croisées, on aperçoit une alliance à ta main gauche. C’est cela qu’elle voulait la fillette, que tu croises les mains, que tu prennes la pause, que tu sois prête pour la photo, c’était celle-là qui comptait, la photo suivante, pas celle des préparatifs, volée par celle qui tient l’appareil et qui appuie sur le bouton à votre insu. 

A propos de Betty Gomez

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