Je ne sais plus où j’ai rangé cette photo de toi. Quand j’ai pensé à ta photographie pour cet exercice d’écriture, j’ai tout de suite eu ce mouvement d’aller chercher la boîte dans le placard du bureau. Je n’ai que très peu de photos de toi, et celle-ci est particulièrement précieuse. Elle montre une jeune fille de 15 ans, debout dans un pré, un sourire léger aux lèvres, entourée de haies et d’arbres, sous un ciel gris. Cette photo a été prise pendant que tu avais dû quitter Paris durant la guerre, quand on t’avait envoyée garder les vaches dans la Creuse, à Clugnat, pas très loin de Boussac.
Quelqu’un t’a prise en photo, mais je ne sais pas qui. Peut-être quelqu’un qui te trouvait jolie, quelqu’un qui était amoureux de toi. Bien que la photographie soit en noir et blanc et que le tirage soit partiellement abîmé par endroits, je t’ai reconnue tout de suite à cause de tes taches de rousseur. J’ai retrouvé ce carton dans les affaires laissées par papa. C’est une chose que j’ai conservée sans bien savoir pourquoi. La plupart des photographies que j’y ai trouvées ne m’évoquent rien. Ce sont pour la plupart des gens inconnus, ou encore des gens que j’ai peut-être connus beaucoup plus âgés, mais que je ne suis pas parvenu à reconnaître. Il y avait aussi des photos de la famille estonienne, avec des légendes illisibles, manuscrites. Je ne suis pas parvenu à les déchiffrer.
Sur ta photo, pas de légende, mais cette façon de plisser les yeux et de retrousser légèrement les narines quand tu souris. Tu n’as pas l’air malheureuse, tu as l’air d’être seule. Tes frères ont été disséminés dans des fermes un peu plus loin, Calio doit être resté en apprentissage à la capitale, pour apprendre la plomberie, peut-être est-il le seul resté à Paris. Henri et Arnold gardent les vaches dans des fermes voisines, mais vous ne vous voyiez guère. C’est ce que tu me diras plus tard, tu regrettes de ne pas les voir alors qu’ils ne sont qu’à quelques kilomètres à peine. Mais le danger de faire des rapprochements à l’époque vous interdisait de vous retrouver, même pour des événements aussi triviaux qu’une simple visite entre frères et sœur. Se serrer dans les bras, les anniversaires. Vous êtes restés là quelques années si je me souviens bien. C’est pourquoi, en te voyant sourire, je sens tout de même ta solitude.
Dire qu’à l’époque tu étais une jeune fille, tu ignorais que tu allais devenir ma mère. Voilà qui me laisse pensif, vois-tu. C’est comme si toute cette période que nous avons ensuite vécue ensemble ressemble à un rêve, tout aura passé si vite. Et puis, nous sommes revenus à Clugnat. Tu voulais nous montrer à O. et moi la ferme où tu avais passé l’Occupation. Il y avait cet homme, je ne me souviens plus de son nom, il ne fallait pas en parler à papa. Nous étions partis un week-end presque en cachette, alors qu’il devait vendre ses toitures ondulées dans je ne sais quelle autre campagne. J’avais été jaloux que l’homme et toi vous connaissiez si bien. Mais assez vite, la jalousie est tombée car il nous avait fait visiter son entresol avec sa grande salle de jeux, il y avait un grand meuble billard et nous y avions joué,O. et moi. Puis vous nous aviez laissés seuls pour parler de choses entre grandes personnes. Tu avais l’air très mélancolique sur la route du retour. Tu nous avais dit plusieurs fois que c’était notre secret, qu’il ne fallait pas en parler. Mais à la première occasion, cela a été d’une grande facilité d’en parler comme par inadvertance, comme on attribue ce genre d’inadvertance aux enfants. Il s’en est suivi dispute et bouderies sur plusieurs jours, avec toute la comédie des portes qui claquent, des injures, des valises que l’on fait à la hâte et les fameux rabibochages. Car tu as toujours préféré la sécurité à l’amour, tu me l’as avoué un jour, tu en étais un peu honteuse ça avait l’air de te faire du bien de me le dire et puis tu m’as dit d’oublier ça aussi, que ce n’était pas des discours à tenir à des enfants. Mais je l’ai très bien compris à l’époque déjà, c’était pour moi quelque chose de clair comme de l’eau de roche.
J’aimerais retrouver cette photographie pour te rencontrer encore une fois, te retrouver avant de te connaître comme ma mère, encore une fois, pour essayer de te comprendre un peu mieux que ce que je crois avoir compris de toi. T’apercevoir d’un autre point de vue, un point de vue d’homme âgé désormais, un point de vue d’homme ayant fait sa vie, n’ayant plus beaucoup d’illusions. Le point de vue d’un homme qui est en mesure de voir un autre être humain sans tout ce poids de jugements que nous portons tous en nous pour nous défendre de je ne sais quoi, d’exister, d’avoir exister peut-être, tout simplement.
« pour te rencontrer encore une fois, te retrouver avant de te connaître comme ma mère, encore une fois, pour essayer de te comprendre un peu mieux » m’a beaucoup touchée ce texte et la deviner dans ses taches de rousseur . Merci
… hâte.. ou pas de lire les notes. Ce texte est fort sur le secret…la culpabilté..et » le poids des jugements » qui pèsent tellement …
alors oui j’attends les notes de bas de page!