Tu sembles sorti d’un autre temps. Il faut dire que tu viens de si loin que je peine à situer d’où exactement. Peut-être as-tu été photographié avec un daguerréotype, au milieu du XIXe siècle. D’habitude, sur les autels, il n’y a que des portraits concentrés sur le visage. Difficile de se faire une idée des silhouettes. Mais toi, tu es le seul que je peux voir en entier, des pieds à la tête, il y a même un petit décor : un fauteuil, une table, une théière et quelques tasses. Ta tenue, une sorte de robe longue foncée à motifs qui descend jusqu’aux chevilles, un col haut et droit, un pantalon blanc, et un chapeau assorti, le tout peut-être en soie. On dirait que tu flottes dedans, avec ton physique chétif. Ce ne sont pas tes vêtements de tous les jours. Tu sembles mal à l’aise. Non pas qu’on t’ait forcé à faire cette photo, mais toute cette mise en scène, cette posture, cette élégance ne te vont pas. Tu ressembles à un pauvre déguisé en riche. Ou bien un mauvais acteur, en coulisse, encore dans son costume, juste après avoir fini sa scène de quelques secondes. Tu dois avoir une soixantaine d’années. On m’a dit que nous partagions le même sang. J’ai du mal à y croire. Je cherche notre ressemblance, me touche le visage en m’approchant du tien. Je contracte mon corps, bien te faire comprendre que je suis bien plus grand, bien plus fort. Je n’ai pas des yeux de victime comme toi. Je ne veux pas te ressembler. Trois copains sont passés et se sont moqués de toi. Ils m’ont demandé qui tu étais. J’ai dit que tu étais un écrivain célèbre de là-bas. J’ai préféré éviter leur révéler notre parenté qui, je le rappelle, est encore à prouver.… À leurs rires, j’avoue que j’ai ressenti un peu de honte.