Je n’ai que cinq photos de vous, trouvées dans une brocante et achetées pour rien. Vous étiez toutes les cinq sur le même stand, vous quatre dans une boîte à chaussures, et toi, parce que tu es plus grande, posée sur une pile d’almanachs. C’est toi que j’ai vu en premier, et tout de suite je suis allée vers toi, tu ressemblais tellement à Hélène Bessette, à une LNB7 jeune et pleine d’élan, c’était pitié de savoir que tu serais plus sombre ensuite, ou je ne sais pas, j’ai cru que tu étais une voie adjacente, l’indice d’un monde où Hélène Bessette n’a pas à se battre tout le temps, qu’elle ne se remplit pas d’amertume au fil des ans, et tout de suite je t’ai pris. Tout de suite j’ai eu envie que tu ne sois pas seule, il en fallait d’autres comme toi, des femmes, des filles, je n’ai pas raisonné, ce n’était pas mon intellect qui parlait, vous pouviez être mes mères, mes tantes, mes grands-mères, mes cousines, vous aviez sûrement des prénoms anciens, comme Antoinette, ou Yvonne, toi dans la rue, dans ton tailleur serré, toi en photomaton avec un chapeau comme un bec de rapace, toi dans ton youpala et floue, à cause du mouvement de ta main et du mouvement de ton corps neuf, et vous deux, l’une à côté de l’autre, dans un paysage sans détails, un mur, le sol, un arbre, et fixant l’objectif. Vous étiez une famille reconstituée, la famille reconstituée du malgré tout, malgré l’absence de date, l’absence de noms de lieux, l’absence de mots. Vous étiez de petites victoires. Vous me regardiez droit dans les yeux, malgré l’absence de date, de lieux, de mots. Vous n’étiez pas un exercice, un point de départ pour développer l’imaginaire, car je suis bien certaine que tout ce que je pourrais inventer de vous, mes mères, mes tantes, mes grands-mères, mes cousines, serait bien loin de la réalité, que je vous place dans un atelier de couture, le secrétariat d’une usine, en voyage loin de la ferme ou femme à la maison. Vous gagnez. Vous êtes plus fortes que les assignations. Vous n’avez pas besoin d’autres détails que ceux qui sont visibles en noir et blanc, ce vêtement, ce mur, ces boucles de cheveux qui dépassent. Et même dans vos yeux vous gagnez. Vos regards droits et clairs, un peu rigolards, un peu tenus, un peu gentils, et vos yeux insaisissables de bébé tout au travail de vivre, tous vos regards laissent sur le bord de la route le point particulier. Je pense aux papillons cloués dans les vitrines, et l’autre jour c’étaient des phasmes, des scarabées, et un lucane aux ailes déployées avec ses cornes brandies contre le monde, collé, cloué, décoratif ou utile à la science. Vous cinq, vous n’êtes pas affichées. Vous êtes défaites des clous, sans doute sans le choisir, tombées d’un album, saisies dans une commode, empilées dans un sac, transportées et arrivées ensemble dans une boîte à chaussures sur une table de Ver-sur-mer, mais peu importe, vous êtes là quand même. Malgré tout, et presque malgré vous, vous dites le malgré tout, un malgré tout naïf qui n’a de consistance que si on vous regarde. Je vous ai réunies, vous existez sans moi, et librement, c’est ce qui est beau, vous faites partie de mes archives qui sont bien plus larges que ce que je crois. Vous êtes des preneuses de bateaux, des ravaudeuses de villes, des travailleuses de gens, et d’un endroit à l’autre vous recousez les trous, sans vous y attarder, comme si c’était normal.
Un commentaire à propos de “#anthologie #20 l lucane”
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Un toi pluriel parce qu’impossible de dissocier ces cinq femmes ; seule l’écriture les réunit ici.