#anthologie #20 l La pellicule des mythes

Tu es tout l’inconnu assemblé en un seul corps. Ce corps gracile. Ces bras immenses où jouent l’enfant qui te sourit. Cet enfant main sur la bouche où retentit ton cri. Un cri de mère planté à la racine des dents. Ce cri d’enfant qui dit maman n’est pas le tien. Pourtant il est le sang qui enfante l’autre mais n’en veut pas. Ne le peut pas. Tu n’as pas les ressources pour l’élever. Tu dois le confier. Sans cesse partir sans que l’enfant sache qui tu es. Tu pleures pour celui qui souffre toujours à l’intérieur de celle qui se souvient. Non. Tu cries que non. Tu pleures. Tu cries et il pleure. Vous êtes deux corps emmaillotés, l’un faisant mal à l’autre. Tu sens la détresse qui jaillit de tes gestes, où tu arraches et déchires les dernières parois d’une colère plus grande encore d’être ainsi partagée entre celle qui follement aime et celle qui abandonne. L’enfant qui crie n’a pas la bouche ouverte. Il te regarde partir. Le reprendre dans tes bras serait trahir. Il tient une petite voiture dans ses mains. Il sait. Ce sont ses mains ses jambes ses yeux qui crient. Il reste là silencieux. Il n’y a rien qui puisse remplir le vide. Ton vide. Celui que tu laisses chaque fois que tu pars. Il n’y a rien qui puisse remplir ce trou béant. Tu n’es pas triste. C’est pire. Tu ne sens rien. Tu suis l’écoulement du vide. Tu es fanée, comme brûlée à l’intérieur. Le rose sur les joues replètes de l’enfant et ce feu sous vos peaux si étroitement liées. Ce silence après ton départ quand tu marches sous un ciel de nuit frappé d’étoiles, la honte et la culpabilité collées à la peau. Tu es la fille devenue mère. La fille-mère qu’on méprise et qu’on montre du doigt dans la rue en se bouchant le nez. La plaie grande ouverte qui te lacère. Comme une histoire d’amour pénétrant ta mémoire fautive. Tu n’es pourtant pas venue en sachant tout ça. Personne pour t’expliquer. Personne pour te dire ce qu’il fallait faire. Tu es restée longtemps à attendre que le corps saigne à nouveau. Tu priais. Tu implorais le petit Jesus pour qu’il te vienne en aide. Déjà l’enfant face à l’Enfant. Tu suppliais pour qu’il fasse de toi une chair nouvelle, toute propre à le recevoir. Une chair vierge d’étreintes qui reçoit le don de lumière qu’on destine aux petites saintes. Mais dans ton corps quitté d’enfance d’où le sang ne coule pas, tu meurs à petit feu. De ce corps sec aux écoulements lointains, une venelle qui relie ton monde révolu à un autre plus incertain. Ce monde t’accueille et te rejète. Il palpite aux pas contenus de l’enfant. Chaque fois que tu revois l’enfant tu espères regagner sa confiance et devenir vraiment une mère. Sa mère. Mais l’ombre de l’abandon te précède. L’enfant ne t’accompagne jamais plus loin que la pierre du jardin de la maison où il vit. Sans toi. Dans une famille qui n’est pas la sienne. Avec une mère qui n’est pas toi. Des geste qui ne sont pas les tiens. Cette pierre est ce qui t’empêche de l’emporter. Elle l’affranchit de ton amour. Tu l’interdis de la franchir. L’enfant face à la pierre. Il regarde s’éloigner sa mère. Mains à ne plus toucher. Le soir accompagne vos larmes déjà sèches. Et à peine séchées et déjà avalées, tu te mets à courir. Ton corps entre en convulsions. Jamais tu ne renonceras à lui. Ton corps de mère qui quitte la rue bordée de lampadaires pour aller souffrir ailleurs, là où c’est plus noir, là où on ne te verra pas pleurer et t’effondrer comme il le veulent tous. Tu as ta fierté. Ta dignité. C’est tout ce qu’ils ne pourront jamais te prendre. Tu récupéreras l’enfant. Ton enfant. Tu le sais. Leur laisser serait brûler.

Ton histoire est une histoire que je raconte. Une histoire de mère grandie à même la pellicule des mythes, dans le noir et blanc d’une photographie ou d’un film en Super 8, que ma mémoire trouée déploie à l’intérieur des toiles de ta partition mémorielle – individuelle et familiale – à partir de tes traces, de tes fissures, de tes failles, de tes interstices, de tes lapsus, de tes oublis, de tes pertes de mémoires, de tes retours du refoulé, de la mémoire de ce qu’on oublie, de tes zones d’ombre, de tes cryptes, de tes images et de tes paroles confisquées, de ta mémoire empêchée, manipulée ou obligée, de ta mémoire blessée, de tes processus oublieux, de tes silences, tes dénis, tes angles morts, tes fragments épars, tes strates superposées.

A propos de Camille Bréchaire

Camille Bréchaire vit et enseigne la littérature à Angoulême. Il lit et écrit dès qu’il le peut.

Laisser un commentaire