Il me parlait sans se soucier que je l’entende ou pas. Il se parlait à lui-même face à moi. Et quand il m’a dit qu’il n’avait que six photos de lui, il s’adressait à son être : je n’ai que six photos de toi. Mon moi n’a que six photos de moi, de toi. De lui-même. Il n’avait que six photos de lui et ça le faisait réfléchir.
Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas d’autres photos de lui que ces six-là. Il m’a raconté le jeu qu’il faisait avec ses amis quand il était étudiant à Prague. Ils allaient sur le pont Charles et s’amusaient à passer derrière les groupes de touristes qui se faisaient prendre en photo. Les familles, les couples, les enfants. Il disait qu’ils prenaient souvent des poses étranges, une grimace passagère, un doigt dans une narine, les mains sur oreilles et les joues gonflées d’air comme pour mimer un poisson. Et après ça, ils riaient d’imaginer des gens qu’ils ne connaissaient pas et qui vivaient peut-être au bout du monde découvrir l’arrière-plan de leur photo-souvenir. Lui et ses amis, ils aimaient penser que ces gens-là aussi, ils riaient. Il existe à l’autre bout du monde, des photos de lui qui dorment dans des boites en carton, des albums poussiéreux ou des disques durs.
Je n’ai que six photos de moi, me disait-il. Je n’ai que six photos de toi, se disait-il. Six photos qui sont toutes rangées dans une petite boite en fer avec quelques anciens souvenirs, une clé de moto, un vieux billet d’avion Paris — New York, une boucle d’oreille, un pin’s de Corto Maltese. Sur la plus ancienne de ces photos, il est âgé de quelques semaines. Sur la plus récente, il a dix-sept ou dix-huit ans. Sur toutes, sans exception, on reconnaît l’intensité de son regard. Quand il regarde l’objectif, sur quatre des six photos en question, ses yeux traversent l’envers de la photo, l’espace et le temps et semblent crucifier celui qui la tient entre ses mains. Il me parlait de ce regard qu’il découvrait sur les photos et qui le mettait mal à l’aise lui aussi. Il se disait à lui-même : je n’ai que six photos de toi et elles me mettent toutes mal à l’aise. Je me disais qu’il ne devait pas s’aimer.
Je n’ai que six photos de moi, me disait-il. Je n’ai que six photos de toi, se disait-il. Six photos qui cachent toutes sans exception un détail qui explique l’être qu’il est devenu. Ce n’est pas difficile de comprendre qu’une simple tasse à café posée sur un coin de table porte en elle plus de souvenirs qu’un livre pourrait en contenir, pour peu que la mémoire demeure intacte pour identifier toutes les pensées qu’elle a côtoyées. C’est plus difficile d’imaginer dans le geste du père, l’attitude de la mère, le regard de la sœur, ce qui restera gravé au plus profond de l’être. Au plus profond de lui, de moi, de toi. Se disait-il.
Six photos de lui qui portent toute sa vie sont rangées dans une boite en fer. Elles disent de lui ce qui paraît, elles te disent à toi ce qui est au fond de ton être. Se disait-il. Cela ne veut pas dire qu’il ne possède pas d’autres photos, des photos qui ne sont pas de lui, qui ne sont pas de toi. Des photos d’autres. Des photos de personnes qu’il connaît ou pas, des photos d’endroits où il est allé ou pas. Des photos ratées, des photos floues, des photos pas cadrées. Ces photos-là, il les garde ailleurs parce que dans sa boite en fer, il n’y a que ces six-là. Je n’ai que six photos de moi, me disait-il. Je n’ai que six photos de toi, se disait-il.
Je ne sais pas si ça peut m’aider à revenir en arrière.