Tu leur as demandé de se rapprocher l’un de l’autre, de tenir leur paire de gants de la façon la plus naturelle possible. Il a ramené son coude droit à hauteur de la taille ce qui t’a semblé donner un peu de dynamisme à la photo, accroché à sa paire de gants comme si c’était son bien le plus précieux, les doigts serrés autour du cuir. Elle a laissé pendre sa main gauche, au bout, ses gants blancs, tu as affirmé que c’était très bien ainsi. Tu savais combien ils resteraient tous deux empruntés dans leur tenue d’un jour. Ils se prêtaient à la séance de photographie avec la timidité des jeunes époux conjuguée à la solennité du moment. Pourtant dans son regard à elle perçait une nonchalance indéfinissable. Elle se tenait un peu raide près de lui, de toute sa hauteur, car elle l’aurait dépassé, s’il n’avait porté des chaussures à talonnettes. Avec son chapeau-voile, qui n’arrangeait rien… Tu trouvais dommage qu’elle soit en souliers plats, des talons auraient souligné sa prestance et sa beauté naturelles. Tu te disais que c’était elle qui porterait la culotte dans le ménage, à tout le moins, échapperait-elle aux conflits en maniant l’indifférence, le détachement. Peut-être se trouvait-elle l’air d’une guigne ainsi posée à côté de son mari… Alors tu as suggéré qu’elle pose sa main gauche sur l’épaule de l’homme, lui assignant ainsi une sorte de pouvoir, celui de l’épousée, la seule femme qui aurait en quelque sorte le droit de mettre ainsi une main sur lui. Elle sourit légèrement, alors que les lèvres du mari épousent pour ainsi dire la longueur de sa moustache fine. Tu ne savais pas si ses yeux verts te remerciaient ou regardaient au loin, derrière toi, te traversant comme si tu n’existais pas. Le cérémonial semblait lui échapper, elle gardait son léger sourire.
Soixante ans plus tard, Julie et Claude-Marie sont assis sur un banc devant la façade de leur ferme, le Ragabodot ; tu n’as rien à exiger d’eux, ils sont penchés l’un près de l’autre ; lui, le crâne chauve, elle, une chevelure blanche qui a perdu de sa splendeur avec les ans et la maladie. Ils rient. Tu tentes de les faire tenir dans le cadre le temps de la photo. Tu leur parles alors que derrière toi, la foule mêlée de famille et d’amis les apostrophe joyeusement, ce qui explique leur mine réjouie. Mais ils ne te regardent pas, c’est vers eux qu’ils sourient, tu les captes un peu de travers, dans leur tenue décontractée. Elle a gardé son regard étrange, qui te rend transparent, qui te traverse, au-delà de l’objectif.
Bien joli texte sur la tendresse de l’amour qui a duré.
Emilie, on peut le croire ! Merci !
Si, si cela existe !