Des photos de toi, j’en ai pas des tonnes. Si, quelques unes.
Tu es assis sur la marche d’une boutique de la rue principale. Tu dois avoir, quel âge, quatre? cinq ans?, je ne sais pas. Tu as les cheveux bruns, très bruns, coupés courts sur un visage rond. Tu es en culotte courte comme les gamins, à l’époque, avec des godillots. Ça nous amène à quand, si tu as cinq ans, en 38? Pour moi, 38, c’est Munich. Pour toi, Munich, c’est le Bayern, c’est 76, 75 aussi mais on parle moins. Qui t’a pris, ton oncle? Sans doute. Il devait déjà faire son droit, il avait déjà quitté le village. Sinon, qui aurait un appareil photo? C’est lui qui t’offrait des livres mais plus tard, après la guerre? Curwood, London, des histoires de chien, de l’Ouest, Jules Verne. Tu le regarde surpris. Il a dû te dire de ne pas bouger qu’un petit oiseau allait sortir, que tu attends encore dans ta blouse en tissu noir et blanc.
Tu vois, cette photo-là, je l’ai recherchée à la mort de Bernard Pivot. Dans une nécrologie, on le voyait poser avec une équipe de football amateur. Dès que je l’ai vue, j’ai pensé à toi, même pose, même photo collective, une équipe sur deux rangs, un debout, un accroupi. Tu étais accroupi, à côté de Guy Gagne. Vous avez longtemps été amis. Tu regardes qui? Un journaliste du journal local? Le président du club? Cette photo, est réapparue pour les quatre-vingts ans du club. Elle est maintenant sur son site. Sans nom. Avec des dizaines d’autres. Sans date. Celle-ci est parmi les plus vieilles, années 50. Les footballeurs n’existent que pour ceux qui les reconnaissent encore. Pour moi, il y a Guy Gagne et il y a toi. Tu te souviens quand tu sortais les photos des cartons et que tu les énumérais les autres? Parfois avec un commentaire, il est mort le pauvre, ou bien il s’est marié avec une fille Salce, ou on était de la classe. Je ne les connais pas. J’ai oublié leurs noms. À qui tu souris? Tu regardes légèrement à droite de l’objectif, les mains croisés entre les genoux, bras appuyés sur les cuisses. Hein, à qui?
Je te vois sur une autre photo avec ton fils, le premier, que tu portes à bout de bras. Tu es déjà dégarni. Tu as passé la trentaine. Ton sourire, qu’est-ce qu’il est beau. C’est ta femme qui a dû prendre la photo. Avec quel appareil? Aucune idée. Quelques années plus tard, tu investiras dans une caméra super 8 et c’est toi qui filmeras. C’est pour ça qu’on ne te vois pas. C’est toi qui filmes. C’est toi qui prends les photos de ta femme avec ton fils. Alors cette photo où on te voit, toi, avec ton fils, tu comprends que je l’aime. Elle a dû vous trouver beau tous les deux. Ton sourire et le sourire du fils avaient dû l’émouvoir. Elle a voulu capter l’instant. Elle y a réussi. Tu rentrais du boulot. La nuit était déjà tombée. La photo est prise dans une cuisine. Tu portes un pull en laine et un bleu de travail salopette. Je t’ai souvent vu en bleu. Jamais sur une photo.
Que ce « toi » est vivant. Il est sorti de la photo.
Et comment va-t-il Élise?
Magnifique présence, et en creux qui raconte, émouvant.
Merci Catherine pour ton retour.
Je ne le vois pas que c’est émouvant. Et ça m’émeut que tu le dises
Texte tellement émouvant, cette présence de toi , vers toi est très réussi. Merci !
merci Carole pour ce retour. Que la présence émerge de quelques rares photos, c’est très émouvant pour moi. Mais le texte d’Annie Ernaux est aussi tellemen tdynamisant sur ce point que ça rend l’écriture presque facile