#anthologie #20 | celle qui dépasse

C’est une photographie de groupe. Tu te trouves au dernier rang comme sont les grands :  « W. mais il a une tête en trop »dira cinquante-cinq ans plus tard ce médecin Polonais dans le documentaire.
Cette photographie je l’ai toujours connue, elle dépassait de la poche intérieure de la mallette que tu trimbalais avec toi dans les studios de cinéma ; et quand tu changeais de mallette, parce que le temps use les choses, l’image survivait.
Un jour j’ai su que tu étais sur la photo. Je l’ai su; j’ai oublié comment. ( m’aurais tu demandé de te retrouver dans l’image comme on le fait montrant à son enfant une de ses vielles photos de classe, tu ne demandais jamais rien mais tu adorais les mauvaises blagues).
C’est une photo pleine de têtes dont la tienne au dernier rang : têtes, crânes, ce sont les mots je crois. Une trentaine visibles. Ceux des premiers rangs ont des bustes et un début de jambes, ils portent des vêtements, certains rayés, d’autres unis et sombres : trop grands. Deux portent une écharpe. Tu es derrière une haie d’autres semblables un peu comme des ombres; je ne vois que ta tête et le début d’un col; tu ne portes pas d’écharpes autour du cou; tu ne portes jamais d’écharpe, ni de gants, jamais de manteau. À presque quatre-vingt quatre ans tu attraperas la mort dans un funérarium. Je t’avais dit de te couvrir pour l’enterrement de M. Au père Lachaise ce 18 février on grelottait. Tes pommettes avaient bleui. Tu n’as jamais voulu te couvrir : tenir tête à la camarde tu savais faire (« qu’elle ose regarder mon nez, cette Camarde ! Il lève son épée. Que dites … je me bats ! je me bats ! [Il fait des moulinets immenses et s’arrête …) – tu n’as jamais beaucoup lu, lui tu aurais pu le réciter par cœur.
Je cherche ton visage parmi les leurs. Je cherche leurs visages. Vous en trous noirs. Je veux distinguer vos visages. Je veux les arracher, à leur nuit. Lentement j’apprends à vous distinguer. Eux. Toi.
Je te rapproche des images d’avant : tu as seize, dix huit, vingt-deux ans à vingt trois tu seras arrêté dans un train à Grenoble, torturé, puis emporté dans un autre et – je cherche ta ressemblance. Grand athlétique, blond roux dit-on. Je te cherche de toi à toi. Deux ans plus tard tu as vingt-cinq. C’est toi là, mâchoire étroite, maxillaires enfoncés, orbites rapprochées sans regard, quelques cheveux ont poussé. On te donne six mois à vivre.
Cette photographie de groupe comme une photo de classe est une photo de retour, ce n’est pas une photo de classe, c’est une photo de survivants ( Je crois que je suis sortie de La classe morte de Kantor à cause de cette photographie; je crois que jje n’ai pas su voir un des plus beaux spectacle des années 80 à cause de l’image qui dépassait de ta mallette.)
C’est une image noire et blanche sans gris, brute comme une photocopie, cependant gélatineuse en surface et usée sur les bords. Je ne suis pas sûre que ce soit le tirage original, je suis certaine que ce qu’elle montre a été.

A propos de Nathalie Holt

Rêve de peinture. Quarante ans de scénographie plus loin, écrit pour lire et ne photographie pas que son lit.

4 commentaires à propos de “#anthologie #20 | celle qui dépasse”

  1. Poignant Nathalie. Et de dire que cette photo l’accompagnait partout. On aimerait savoir pourquoi comment il ne s’en défaisait pas. (Des notes comme à la proposition 21?). Et pourquoi elle dépassait toujours. Et qui étaient les autres, les connaissait-ils? Merci Nathalie.

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